Nikozitambirwa

Friday, February 10, 2006

Claudine Vidal: Les commemorations du genocide au Rwanda

Netters,
Veuillez trouver ci-après l'excellent article de Madame Claudine VIDAL, "Les commémorations du génocide au Rwanda", paru dans "LES TEMPS MODERNES", 613, mars-avril-mai 2001.
BONNE LECTURE.
Abatabizi bicwa no kutabimenya.
Nikozitambirwa
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LES COMMÉMORATIONS DU GÉNOCIDE AU RWANDA

Claudine Vidal


La guerre civile, qui commença au Rwanda en octobre 1990, demeura quasiment ignorée jusqu’au génocide d’une partie de la population, perpétré d’avril à juin 1994[1]. La victoire, en juillet 1994, du Front Patriotique Rwandais (FPR) mit fin au génocide et à la guerre[2]. Début 1994, le pays comptait sept millions et demi d’habitants, le nombre des victimes du génocide et de la guerre a été estimé à un million et celui des réfugiés dans les pays limitrophes à deux millions. C’est chiffrer l’ampleur du désastre, ce n’est pas dire les deuils accablants, les haines, les angoisses qui ont investi la société rwandaise. Comment les vainqueurs allaient-ils reconstruire un pays et une société aussi profondément traumatisés, dévastés ? Quel serait le contexte idéologique de l’après-guerre et de l’après génocide ? Et surtout, comment le nouveau régime allait-il s’attaquer à l’état d’esprit ethniste, cet alliage pernicieux de pratiques politiques d’exclusion, de peurs, de passions identitaires forgées dans une histoire-ressentiment et dans la mémoire des massacres, cette appartenance existentielle à une ethnie fondée sur une vision haineuse de l’autre ethnie ? Un état d’esprit que des politiciens exacerbèrent jusqu’au pire : l’adhésion à la destruction totale de l’autre ethnie.

L’état d’esprit ethniste
A la fin des années cinquante, avec l’assentiment de la Belgique, le régime monarchique rwandais, dont la dynastie régnante était d’origine tutsie, fut renversé par un groupe de politiciens hutus. L’administration coloniale avait pourtant longtemps privilégié les milieux dynastiques et réservé les plus hauts postes à des élites tutsies. L’État républicain post-colonial se donna pour légitimité d’avoir vaincu la “ féodalité tutsie ” et opéré une “ révolution sociale ” , il devint en réalité un État ethniste dont les pratiques d’oppression à l’égard des Rwandais tutsis expliquent l’exil massif de ces derniers[3]. De fait, les régimes présidentiels successifs ont systématiquement nourri une idéologie stigmatisant la minorité tutsie. Leurs politiciens donnèrent libre cours à des discours dont les plus modérés faisaient des Tutsis les oppresseurs immémoriaux de la majorité hutue, tandis que d’autres, ouvertement racistes, incitaient à la haine d’une ethnie “ naturellement ” perverse.
Durant plusieurs décennies, le nationalisme racial hutu fut concrétisé par des pogroms très meurtriers, par la quasi-exclusion des Tutsis de l’armée et des hautes fonctions étatiques, par l’imposition d’un système de quotas limitant leur accès aux études, aux postes salariés dans le secteur public. Cependant, les passions identitaires, loin d’être généralisées, n’étaient le fait que de certains milieux occidentalisés et touchaient plus les régions du nord que les régions du sud. La guerre de 1990 les déchaîna. L’ethnisme extrême devint alors une idéologie ralliant ses partisans dans les couches privilégiées de la société : des dirigeants politiques, des autorités administratives et militaires, des notables, des intellectuels. Les organisateurs du génocide trouvèrent parmi eux des complices qui excitèrent les populations au massacre.
On sait qu’à l’encontre des mythologies inventant un passé précolonial dominé par le conflit ethnique, l’historiographie en longue durée des relations entre Tutsis et Hutus a établi que ces relations ont eu des formes et des contenus variables dans le temps et dans l’espace, sans que pour autant aient jamais existé des entités ethniques territoriales et politiques. On sait également que la conversion idéologique des ensembles ethniques en communautés politiques antagonistes est un phénomène moderne, contemporain de l’État post-colonial, non moins que les attitudes racistes qui gagnèrent une partie de la société rwandaise[4]. Mais les atrocités de la décennie 90 ont radicalisé jusqu’à l’impensable la partition entre Hutus et Tutsis. Comment les nouvelles autorités agiraient-elles pour que cette partition connaisse une autre issue que celle d’une lutte à mort, menée par des politiciens ne voulant plus connaître que l’argument des massacres ?
En 1990, le FPR s’affirmait porteur d’un projet démocratique qui abolirait toute discrimination fondée sur le critère ethnique. C’était, avec l’arrivée au pouvoir en juillet 1994, s’engager à éradiquer les pratiques d’exclusion liées à ce critère, et à plus long terme, c’était entreprendre de saper les fondations idéologiques de l’état d’esprit ethniste. Six ans après la victoire, qu’en est-il de ce projet ?
En 1994, pour la première fois depuis l’indépendance du Rwanda, le gouvernement de transition, l’Assemblée nationale, les ministères, les principales institutions du pays rassemblèrent des personnalités d’origine hutue et tutsie[5]. Une mesure capitale fut prise immédiatement : l’abolition des mentions ethniques sur les cartes d’identité. Cette mesure en finissait avec une pratique instaurée par la colonisation, pratique que les gouvernants hutus n’avaient jamais voulu remettre en question. Durant les années 1990-1994, la mention tutsi avait signifié arrestations, mauvais traitements, mise à mort. Cependant la suppression administrative de l’identité ethnique ne pouvait avoir que des effets limités si elle n’était pas associée à d’autres initiatives démontrant que le pouvoir avait réellement l’intention de briser les grandes et les petites habitudes politiques engendrées par l’état d’esprit ethniste.
Il y eut répression judiciaire des comportements ethnistes mais cette répression demeura sélective, elle ne frappa que lorsque des Tutsis en avaient été les victimes. Quand il s’agissait de Hutus, il en alla tout autrement : n’a jamais cessé de peser sur eux la menace bien réelle d’être spoliés, arrêtés, assassinés, sans que les responsables de ces exactions ou de ces meurtres soient effectivement poursuivis et châtiés.
Massacres massifs de civils désarmés, meurtres et disparitions de personnalités hutues, membres de l’appareil administratif, judiciaire et militaire, journalistes, commerçants, arrestations arbitraires, extorsions de biens et de fonds : le gouvernement de transition n’aurait-il pas eu la capacité de réprimer ces violences ou bien les vainqueurs de juillet 1994 auraient-ils confisqué le pouvoir au prix d’une politique de terreur[6] ? Il est vrai que le contexte de l’après-guerre — impossibilité matérielle de reconstruire rapidement un appareil judiciaire anéanti laissant libre cours au désir de vengeance, retour, par dizaine de milliers, d’anciens exilés tutsis accaparant de force les situations et les biens détenus par des Hutus, guérilla meurtrière menée par des revanchards hutus qui continuaient à proclamer leurs intentions génocidaires, misère profonde de la paysannerie soit la majorité de la population — opposait des obstacles redoutables à la construction d’un État de droit démocratique.
De 1990 à 1994, tandis que la presse et les discours multipliaient violences verbales, insultes obscènes, menaces de mort, les assassinats politiques, les attentats terroristes et les pogroms démontrèrent concrètement la brutalisation croissante du conflit politique. Un paroxysme de violence fut atteint durant le génocide par les cruautés perpétrées dont il est essentiel de savoir qu’elles eurent un caractère public : la traque et le carnage s’étaient déroulés au vu de tous. Dans ce pays parsemé de cadavres, déserté jusque fin 1996 par le tiers de ses habitants, où les seuls garants de l’ordre étaient des militaires en armes, comment restaurer le respect de la vie humaine, empêcher que ne s’exerce le droit des plus forts aux dépens des plus faibles, en l’occurrence aux dépens de la population hutue ?
A partir de juillet 1994, le nouveau pouvoir, finalement, que ce fut par impuissance, que ce fut par acceptation délibérée, n’empêcha pas que, sous de multiples formes, les persécutions ethnistes continuent à être pratique courante. Les gouvernants ont-ils condamné ces dérives, ont-ils rejeté les discours qui, stigmatisant globalement la “ mauvaise ethnie ”, justifiaient les exactions commises contre des individus ? Le “ programme de réconciliation ”, rendu public en janvier 1995, supposait la détermination des autorités à mener un débat aussi largement ouvert que possible sur les ressorts de l’idéologie ethniste. Il y eut des conférences nationales et internationales sur le génocide, des publications, émanant de personnalités rwandaises, qui déconstruisaient une histoire nationale jusque-là conçue en termes de guerre des races. Cependant, seule la minorité des milieux intellectuels restait concernée. Quel “ travail de désethnicisation ” des rapports sociaux fut-il entrepris en direction de la majorité pour que tous fassent cause commune contre les politiques de la haine ethnique et les crimes immenses commis au Rwanda ? Les commémorations annuelles du génocide constituèrent des moments essentiels pour l’expression publique de ce travail : les manifestations et les discours qui eurent lieu à leur occasion révélèrent progressivement sur quelle politique de la mémoire et sur quelle histoire officielle du génocide le pouvoir entendait refonder les rapports entre ethnies.

Première commémoration : deuil national, responsabilités internationales

De Butare, une ville située au sud du Rwanda, un prêtre, rescapé du génocide, écrivait en décembre 1994 à ses amis européens : “ Pour un ancien Butaréen, presque tous les visages rencontrés dans les rues sont inconnus.[7] ” Ce bref témoignage suggère, dans sa simplicité, la désolation et la solitude des survivants[8]. Il en restait peu à Butare où le massacre fut terrible. Mais les Rwandais tutsis de la diaspora, revenus massivement, s’étaient rapidement installés si bien que dans les rues familières les rescapés se sentaient étrangers. Ce qui était vrai de Butare, l’était aussi des autres villes et des communes rurales. Isolés, privés de la plus grande partie de leurs parents disparus dans le massacre, leurs habitations le plus souvent détruites, très peu aidés et écoutés, très peu représentés dans les milieux gouvernementaux, les survivants figurèrent dans les cérémonies commémoratives mais ils n’en furent pas les concepteurs.
La première commémoration fit coexister des significations hétérogènes : deuil, impératif de justice, exigence de vérité, mise en accusation de la communauté internationale. Le 7 avril 1995, la cérémonie, qui se déroula au sommet de Rebero, une colline dominant la capitale, fut consacrée à l’inhumation de 6 000 victimes anonymes ainsi qu’à celle du premier ministre, Agathe Uwilingiyimana et d’autres personnalités hutues, tuées dès les premières heures du génocide. Un prêtre catholique, un pasteur protestant, un révérend adventiste, un imam bénirent ensemble les corps. Le président de la République, d’origine hutue, et le vice-président, d’origine tutsie, accompagnèrent la mise en terre des cercueils d’Agathe Uwilingiyimana et d’un mort inconnu, symbolisant les Rwandais tutsis massacrés.
En même temps que se déroulait cette liturgie, quelques participants montraient des pancartes stigmatisant l’attitude de la communauté internationale. On pouvait lire : “ La communauté internationale n’a rien fait pour stopper le génocide. Maintenant, elle ne fait rien pour stopper les criminels. ” D’autres inscriptions rappelaient à la communauté internationale son devoir de justice : “ Punishing the genocide is an international legal obligation ”, ou : “ Nous n’avons pas besoin de séminaire mais plutôt de justice ”, ou encore : “ La communauté internationale a ignoré le génocide et maintenant elle protège les tueurs. ” Le T-shirt officiel, distribué pour la cérémonie, portait l’inscription : “ Enterrons nos morts et non la vérité ”, une banderole redoublait le message : “ N’oubliez jamais les victimes du génocide. Nous avons besoin d’enterrer les morts, pas la vérité. ”
Les États occidentaux n’avaient délégué aucun représentant, ministre, chef de gouvernement ou chef d’État, dont l’importance aurait signifié leur intérêt pour la tragédie rwandaise. N’étaient présents que les diplomates en poste à Kigali. Contrastait avec cette politique générale de l’absence l’intervention d’une presse internationale qui, loin de se montrer indifférente, avait envoyé de nombreux journalistes, tandis qu’avec le soutien de Reporters sans frontières et World Media network, le fac-similé d’un numéro spécial de Kinyamateka, un journal rwandais, fut traduit en 15 langues et publié par 40 journaux du monde entier[9].

Le deuil collectif
Que signifiait, rapportée au contexte rwandais, cette commémoration ? Et tout d’abord, quelle résonance pouvaient avoir, dans le pays, les symboles de deuil collectif qui s’adressaient à la souffrance des survivants ?
La décision d’associer, dans un même geste commémoratif, les Tutsis mis à mort en raison de leur appartenance ethnique, et des Hutus, opposants au régime Habyarimana, assassinés parce qu’ils auraient peut-être eu assez d’influence pour faire cesser les tueries, avait une haute valeur symbolique. C’était reconnaître que des Hutus avaient été, eux aussi, la cible des organisateurs du génocide. Une telle reconnaissance n’allait pas de soi : elle avait suscité d’âpres débats au Conseil u Gouvernement. Le gouvernement, en l’ayant néanmoins imposée, refusait officiellement de criminaliser globalement les Hutus, acceptait que le statut de victime du génocide ne soit pas reconnu aux seuls Tutsis, n’érigeait pas un monopole de la douleur.
Cette attitude publique signifiait-elle que les vainqueurs de la guerre civile étaient réellement déterminés à construire des relations entre les ethnies qui soient non plus des relations d’anéantissement mais des relations politiques ? Si, au plus haut niveau, certaines autorités avaient la conviction que l’établissement d’une paix durable entre les ethnies devrait être l’objectif politique primordial du pouvoir, cette conviction n’était pas perçue dans le reste du pays, ou alors elle paraissait si peu vraisemblable que les populations hutues restées au Rwanda redoutaient de devenir les victimes d’un nouveau génocide. La veille du 7 avril 1995, les observateurs constatèrent en effet que tous les milieux hutus, des paysans aux intellectuels, étaient pris de panique : des rumeurs avaient circulé qui annonçaient des représailles meurtrières massives. Interrogé par une journaliste belge sur ce phénomène de panique, Paul Kagame, vice-président du Rwanda et ministre de la Défense, considéré comme “ l’homme fort ” du pays, avait répondu : “ Il y a plusieurs manières d’analyser ce phénomène. La première explication, c’est que cette peur peut être justifiée. Beaucoup de gens savent qu’ils ont commis ou laissé commettre des crimes, et ils ont peur d’être tenus pour responsables. La deuxième explication, c’est une longue histoire d’intoxication : on a toujours dit à la population que les Tutsis étaient dangereux, qu’ils voulaient le pouvoir.[10]” Par ailleurs, les Tutsis, rescapés du génocide et anciens réfugiés revenus au Rwanda, craignaient qu’une attaque de l’ancienne armée, basée dans les camps proches du Rwanda, fasse resurgir la guerre civile. En fait, de chaque côté, quelques mois après la fin des combats et la fuite des auteurs du génocide, dominait non pas un sentiment diffus d’insécurité mais la peur bien précise d’être la cible de groupes militaires.
La première commémoration nationale avait été précédée par des cérémonies locales d’inhumation, encadrées par des responsables religieux ou par des autorités administratives. Ces cérémonies révélèrent les divergences entre l’Église catholique et le pouvoir sur le sens à donner aux formes collectives du travail de deuil et du travail de mémoire qui devaient être entrepris. En dehors du FPR et de son armée victorieuse, l’Église était, à la fin de la guerre, la seule institution demeurant encore organisée. Une Église décimée — des prêtres tutsis, très peu avaient survécu, de nombreux prêtres hutus avaient choisi l’exil —, une Église accusée de collusion avec les auteurs du génocide — et dont de nombreux édifices avaient été un piège mortel pour les Tutsis qui avaient tenté de s’y abriter —, mais une Église qui conservait encore ses réseaux, son influence, ses bâtiments.
Les formes d’inhumation furent liées aux circonstances des massacres. Il y eut des tueries massives lorsque les victimes avaient été regroupées dans certains lieux, églises, bâtiments administratifs, paroisses, écoles. Selon les cas, les cadavres furent enterrés, ou encore le lieu du massacre resta tel quel. Les bourreaux procédèrent aussi, en ville et sur les collines, à des exécutions dispersées. Souvent, dans les habitations des victimes, les corps étaient laissés sur place ou jetés dans les fosses septiques. Des petits groupes en fuite furent tués au bord des routes, dans les champs, ils étaient parfois sommairement enterrés.
Tout d’abord, ce furent des prêtres qui, peu après la fin de la guerre, prirent l’initiative d’inhumer religieusement et collectivement les corps dispersés sur les collines. L’accomplissement de ces cérémonies a été parfois explicitement lié au travail de deuil et de mémoire. Ainsi, dans le diocèse de Butare, la commission pour la relance des activités pastorales recommandait-elle de : “ dresser, dans chaque communauté [n.d.a. : il s’agit des communautés chrétiennes, non des communautés ethniques], une “liste de nos morts” [les guillemets sont dans le texte] pour lesquels chaque communauté peut prévoir un “monument” et une date spéciale de commémoration, pour marquer le lien avec nos morts et la communion des Saints.[11] ” Dans l’esprit des rédacteurs de ce texte, le deuil public devrait concerner les victimes tutsies et les victimes hutues du génocide et de la guerre. Les rédacteurs ne l’ignoraient pas, leur conception d’un travail de deuil allait très au-delà des ressentiments intensément vécus par des populations traumatisées : ils demandaient que, dans leur proximité de voisinage, les habitants de tel ou tel quartier ou colline, de telle ou telle paroisse, reconnaissent publiquement la souffrance de chaque groupe. “ Ce deuil sera sans doute le plus rude, car c’est le renoncement au penchant naturel à la vengeance et à la répulsion devant l’assassin des miens. Il faudra y mettre le temps qu’il faut (une éternité !), mais il faudra bien y parvenir […].[12]
Quelques mois plus tard, les autorités commencèrent à faire ouvrir des charniers et déterrer les ossements des victimes pour les inhumer dans des lieux choisis pour la circonstance. Les discours prononcés durant les cérémonies étaient radiodiffusés. Ce furent souvent des moments où la violence verbale l’emporta sur le deuil, des officiels stigmatisant les Hutus en bloc, ou des rescapés accusant publiquement tel ou tel assistant hutu à la cérémonie d’avoir participé au génocide. Un prêtre, André Sibomana, rédacteur en chef de Kinyamateka, ne manqua pas de relever le caractère violent de ces cérémonies. Il écrivait dans l’éditorial du numéro spécial du 6 avril 1995 : “ Que peut-on faire pour que plus jamais cela ne se reproduise ? Au lieu de cette réflexion, la commémoration et l’inhumation des restes des victimes vont de pair avec l’incitation à la haine et à la vengeance.[13] ” La commémoration nationale, en ouvrant la voie à l’expression d’un deuil collectif qui honorerait toutes les victimes des génocideurs, quelle que soit leur origine ethnique, avait opéré une rupture avec des pratiques locales qui exacerbaient un deuil obsédé par le ressentiment. Mais cette rupture, issue d’une décision prise par le pouvoir au plus haut niveau, ne fut ni relayée par les autorités territoriales, ni continuée par les commémorations nationales suivantes.

La commémoration sur la scène politique internationale
Les gouvernants n’avaient pas voulu que la première commémoration du génocide soit consacrée à la seule expression de la souffrance et du deuil. Pourquoi ont-ils jugé nécessaire de lier la dénonciation des responsabilités de la communauté internationale à la liturgie commémorative ?
Le génocide des Rwandais tutsis ne fut pas ignoré du monde, ni pendant, ni après qu’il fut commis. En France, le caractère exceptionnel des massacres qui débutèrent le 7 avril 1994 était rapidement mis en évidence par la presse écrite : les 11 et 12 avril, des envoyés spéciaux relatèrent les tueries qui frappaient systématiquement les Tutsis[14]. Des articles, de plus en plus nombreux, et la télévision continuèrent à rendre publiques l’intensité et l’horreur des massacres durant les mois d’avril à juin[15]. Le 27 avril, le pape fut le premier chef d’État à employer le terme de génocide[16], suivi, quelques jours plus tard, par le secrétaire général des Nations unies, il fallut attendre le 15 mai pour qu’Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, prononce le mot. La Commission des Nations unies pour les droits de l’homme ne parla que le 25 mai 1994 de “ certains actes s’apparentant au génocide ”, et désigna un rapporteur spécial, le juriste ivoirien René Degni Segui qui concluait, le 28 juin — “ La qualification de génocide doit d’ores et déjà être retenue en ce qui concerne les Tutsis[17]. ” — il préconisait dans ses rapports suivants la création d’un tribunal pénal international[18].
Ainsi, à la différence du génocide juif, l’information sur la mise à mort systématique de la minorité tutsie ne fut pas refoulée. Il n’y eut pas de “ terrifiant secret ”, deux ou trois semaines suffirent pour neutraliser le syndrome de refus de la réalité[19]. La rapidité avec laquelle la conviction qu’il s’agissait bien d’un génocide gagna les opinions occidentales n’est pas étonnante, elle tient à ce que cette notion, amplement médiatisée par les recherches historiques, les discours et les commémorations concernant le génocide juif, ne représentait plus une lointaine abstraction juridique, ne désignait plus un crime inimaginable. Alors que les médias avaient rendu publique la mise en œuvre de l’extermination au Rwanda, alors qu’ils étaient vraisemblablement mieux informés que les simples citoyens, des acteurs politiques, les seuls qui auraient pu tenter de s’opposer efficacement au génocide — les membres du Conseil de Sécurité, des dirigeants d’États puissants — dénièrent la nature du crime en s’abstenant de le nommer[20]. Les membres du Conseil de Sécurité évitèrent ainsi l’obligation d’agir découlant de la reconnaissance du génocide, au terme de la Convention de décembre 1948[21]. Ils acceptèrent même qu’au cours du Conseil du 16 mai 1994, le représentant de l’État rwandais justifie les massacres. Quant à la plupart des dirigeants nationaux, y compris des chefs d’État africains, ils se contentèrent de demander l’arrêt des tueries sans autrement les qualifier. Les responsables politiques “ savaient ”, ils choisirent de refouler le terme de génocide durant quelques semaines. A posteriori, rapporté à la durée ordinaire des pratiques diplomatiques, ce laps de temps peut paraître bref : en réalité, la responsabilité, impliquée par cette complicité du mensonge, est d’avoir laissé le champ libre aux bourreaux car l’essentiel des tueries fut accompli en six semaines.
Abandonnées dès les premiers jours du massacre, abandon dont le Conseil de sécurité avait montré l’exemple en décidant, le 21 avril, de réduire de deux mille quatre cents à trois cents le nombre des “ casques bleus ”, les victimes du génocide avaient été pourchassées et avaient péri dans une solitude totale. La remémoration de l’indifférence des Nations faisait intégralement partie du deuil, même si elle rendait encore plus lourde l’amertume des survivants dont le droit à l’existence avait été méprisé sans que, sous prétexte d’un hypocrite alibi de non-ingérence, réagissent ceux qui auraient pu les secourir. Il reste que cette remémoration donnait au pouvoir une scène publique où manifester, devant les médias internationaux, que l’abandon passé se continuait dans le présent. Rappeler à ses “ devoirs ” une communauté internationale défaillante comportait des enjeux politiques fondamentaux. Une partie de ces devoirs découlait de la passivité de la communauté internationale durant le génocide, passivité qui, selon les nouveaux dirigeants, la mettait en dette vis-à-vis du Rwanda. Elle devait garantir la sécurité du pays, menacée par les camps de réfugiés hutus trop proches des frontières et noyautés par des groupes militarisés, elle devait, de façon tout aussi urgente, aider à sa reconstruction. Or, malgré des promesses verbales, l’aide n’arrivait pas. Les autres devoirs tenaient au fait même de génocide : l’ONU, qui avait créé le 8 novembre 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, devait soutenir son action et tout mettre en œuvre pour faire arrêter les auteurs du génocide en fuite à l’étranger.

L’impératif de justice
La commémoration de 1995 a étroitement lié travail de deuil et nécessité de justice. C’était prendre en compte une dimension essentielle de la souffrance des rescapés : au Rwanda, les massacres de populations tutsies qui eurent lieu de 1959 à 1973, et qui reprirent en 1990, n’avaient jamais donné lieu à des poursuites judiciaires[22]. Organisateurs et exécutants avaient beau être connus, tant au niveau national, qu’au niveau local, ils demeurèrent impunis, certains furent même récompensés.
Le tribunal pénal international se mettait difficilement en place et, en avril 1995, les rescapés pouvaient douter à juste titre de son efficacité. Quant à l’appareil judiciaire rwandais, il avait été dévasté : magistrats tués, en fuite, infrastructures détruites[23]. Les fonds nécessaires à sa reconstruction, à la formation de nouveaux magistrats, n’avaient pas été versés, seules quelques ONG avaient tenté de participer à la reconstruction. Cependant, il y avait discordance entre l’exigence de justice proclamée par les autorités et la stratégie judiciaire effectivement mise en œuvre. Celle-ci accusait des retards tenant moins aux difficultés matérielles qu’à un blocage politique, ce qu’illustre, parmi d’autres traits, le fait que les magistrats de la Cour Suprême n’étaient toujours pas nommés[24].
Toutefois, dans le cadre de la première commémoration, il y eut une manifestation symbolique de justice. Le 6 avril, le tribunal de première instance de Kigali faisait comparaître six accusés de crimes contre l’humanité. Le substitut du procureur, ayant montré la nécessité de procéder à des vérifications, le président du tribunal ajourna la séance et reporta le procès sine die.
La possibilité de reconstruire des liens sociaux, que n’empoisonnerait pas l’arbitraire ethnique, avait un rapport avec l’état de la justice. Mais, dans une situation d’hyper violence marquée par des vengeances meurtrières, des assassinats de personnalités en vue, des arrestations sans preuves pour participation au génocide, les déclarations officielles sur la justice restaient incantatoires tant qu’avaient lieu de telles exactions, tant qu’elles ne faisaient l’objet d’aucune poursuite sérieuse et tant que ceux qui s’y opposaient risquaient leur vie. Le personnel judiciaire lui-même n’était nullement à l’abri. Ainsi, le juge Gratien Ruhorahoza, président du tribunal de première instance de Kigali, “ disparut ” après avoir fait libérer 40 prisonniers, accusés de génocide mais, selon lui, sans éléments suffisants pour maintenir leur incarcération. Le 7 avril 1995, François-Xavier Nsanzuwera, président du Collectif des Ligues et Associations de défense des droits de l’Homme au Rwanda et procureur général de la République, venu participer à la commémoration organisée à Paris, ne retourna pas au Rwanda : ayant critiqué le système des arrestations arbitraires, il savait sa vie menacée.
En réalité, la guerre civile continuait. Le 22 du même mois d’avril 1995, l’armée rwandaise tirait au fusil, à la mitrailleuse, au lance-grenades, des heures durant, sur la foule désarmée d’un camp de déplacés hutus qui avait été installé à Kibeho, dans la préfecture de Gikongoro[25]. Il y eut plusieurs milliers de victimes. Depuis le début de l’année, les autorités avaient fermement incité ces réfugiés de l’intérieur à revenir chez eux, mais sans succès. Ces derniers se refusaient à partir : les fonctionnaires et les militaires de l’ancien gouvernement, craignant pour certains la conséquence de leurs actes durant le génocide, pour d’autres, d’être assimilés aux premiers en raison de leurs fonctions passées, voulaient continuer à s’abriter dans la masse des déplacés et menaçaient les candidats au départ ; mais par dessus tout, les réfugiés redoutaient les nouvelles autorités et l’armée, omniprésente dans les communes[26]. Des observateurs avaient même constaté qu’à la veille du 6 avril 1995, des paysans qui s’étaient décidés à regagner leur région, revenaient dans les camps[27]. L’officier, qui avait commandé les opérations de fermeture du camp de Kibeho, jugé par un tribunal militaire, en décembre 1996, fut condamné au motif de “ négligence ” à dix-huit mois de prison avec sursis. Il reçut, plus tard, le commandement de la région militaire de Kigali.

7 avril 1996 : l’exposition des cadavres

Les pratiques funéraires rwandaises
Depuis la première commémoration du 7 avril 1995, les cérémonies commémoratives, les projets muséographiques, l‘élaboration d’une histoire du génocide ont été conçus et dirigés par les autorités étatiques. Les rescapés ont-ils été consultés, ont-ils exprimé comment ils auraient voulu que soient honorés leurs morts et préservée la mémoire du génocide ? En 1995, fut organisée une association nationale des rescapés du génocide, elle prit le nom d’Ibuka, qui signifie “ Souviens-toi ”. Ibuka développera en propre des initiatives mémoriales mais les orientations politiques données aux commémorations resteront le fait du gouvernement, de même que les formes de leurs représentations publiques. Or, de 1995 à 1996, les modalités de la commémoration nationale n’eurent plus rien de commun, ce fut une toute autre politique de la mémoire qui fut exprimée, ce fut aussi la première fois qu’au Rwanda l’exposition de cadavres fut associée à un rite funéraire.
La première commémoration nationale avait créé un cimetière et enterré les morts religieusement, elle restait ainsi en continuité avec des pratiques funéraires en usage. Ces pratiques étaient d’origine occidentale. Elles dataient en effet de la colonisation et de la christianisation du Rwanda qui avaient introduit l’usage des cimetières. La culture rwandaise précoloniale, à l’exception des funérailles royales, environnées de longs rituels très élaborés, ne s’intéressait pas aux cadavres. Les corps, enveloppés dans une natte, étaient soit portés et abandonnés dans la forêt, soit ensevelis près de l’habitation et, dans ce dernier cas, aucun signe ne marquait le lieu de l’inhumation : ni tombe, ni cérémonies. Sur les collines, dans le monde paysan, la pratique d’enterrer les corps dans le domaine familial a d’ailleurs persisté jusqu’à nos jours. Les anciens Rwandais, s’ils ne fétichisaient en aucune façon la dépouille de leurs morts, ne les oubliaient pas pour autant. Le nom des parents disparus était conservé par le culte des ancêtres, dont les procédures conservaient la mémoire des liens généalogiques entre les défunts et les vivants. Les Rwandais authentiquement christianisés[28], qui ne pratiquaient plus les rites traditionnels, n’avaient cependant pas été influencés par le décorum funéraire occidental. En témoignent les cimetières auxquels ne sont apportés aucun soin particulier et qui ne comportent que des croix de bois. Une attitude bien différente de celle qui consiste, par exemple en certaines régions de l’Afrique de l’Ouest, à exposer le cadavre somptueusement paré de même qu’à construire des tombeaux monumentaux.
Synthétisant cette attitude, un interlocuteur rwandais nous disait : “ Les Rwandais ont horreur des cadavres. ” En temps ordinaire, la simplicité des pratiques d’inhumation ne faisait pas obstacle au travail de deuil car on savait comment la mort s ‘était produite et ce qu’était devenu le corps. Mais les rescapés du génocide eurent à éprouver un surcroît de souffrance : ignorer où se trouvaient les corps de leurs disparus. Beaucoup les recherchèrent[29]. Quand une fosse était ouverte dans un endroit où ils pensaient que les leurs avaient été massacrés, ils espéraient reconnaître quelque signe d’identification, un morceau de vêtement par exemple. D’autres tentaient de savoir auprès des voisins hutus où les corps avaient été enterrés. Des Rwandais, vivant à l’étranger, vinrent eux aussi chercher les restes de leur famille avec l’aide de témoins hutus. Enquêtes douloureuses et difficiles car les témoins, s’ils savaient quelque chose, craignant l’accusation d’avoir participé à la tuerie, redoutaient de parler. Néanmoins, cela nous fut raconté, certains purent localiser les corps. Parfois, les cadavres furent découverts là où les assassins les avaient tués ou jetés. Le profond espoir des survivants était de donner une sépulture à leurs disparus, très peu d’entre eux le réalisèrent[30].
La recherche des corps signifiait la volonté de restituer aux défunts leur dignité humaine, dignité que les instigateurs et les exécutants du génocide avaient déniée tant par leur propagande que par la cruauté des souffrances qu’ils avaient infligées aux victimes. Ainsi, un survivant qui avait découvert les restes de sa famille et organisait leur inhumation : “ Avec des amis et des connaissances, on va les transférer dans leur propriété et les enterrer là. Parce que l’on se dit qu’il est significatif de le faire. Ce sont nos parents. On les a tués, pourchassés comme du gibier, on les a enterrés comme des chiens. Il faut leur rendre leur dignité.[31]” Pour les autres endeuillés, ne put être apaisée cette souffrance qu’exprimait la veuve de Joseph Kavaruganda, un magistrat hutu — il était Président de la Cour de Cassation et de la Cour Constitutionnelle — assassiné le 7 avril 1994 : “ Beaucoup d’entre nous, comme moi-même, n’avons même pas eu le droit à la dépouille de nos morts jusqu’à aujourd’hui pour honorer, au moins, leur mémoire et — vous le savez bien — quand on retrouve le corps, ce n’est qu’un demi-mort. Sinon on est perdu définitivement.[32] ” En consacrant une tombe à un mort inconnu, la première commémoration avait exprimé cette douleur liée aux corps perdus, elle avait érigé une sépulture qui serait le symbole de celle qui manquait aux survivants pour commencer leur deuil.

Les commémorations locales : pratiques religieuses et pratiques gouvernementales
La cérémonie du 7 avril 1995, outre ses significations politiques, avait orienté la pensée collective de la mort vers un travail de deuil qui associerait étroitement la recherche de la vérité au souvenir des victimes mais sans que cette association, jusqu’alors bannie au Rwanda, bouleverse les attitudes habituelles à l’égard des cadavres. Sur ce dernier point, la commémoration de 1996 opéra une rupture symbolique radicale. Cette rupture avait été précédée par des pratiques publiques d’inhumation qui suscitèrent des réactions notamment de la part de certains milieux religieux, ainsi qu’en témoigne un texte édité, en 1995, par la Commission pour la relance des activités pastorales du diocèse de Butare (CRAP).
Cette Commission avait, dès septembre 1994, incité les communautés chrétiennes à entretenir les fosses communes et prévoir des “ monuments ”, car “ pour guérir du mal, il faut en parler et le mettre en lumière et non l’occulter comme cela a eu lieu dans le passé.[33] ” Un an plus tard, la Commission constatait que les fosses, se trouvant sur des terrains paroissiaux, avaient été entretenues et que des pierres tombales commençaient à être installées. Cependant, les rédacteurs regrettaient qu’en certaines localités, les populations aient eu peur de parler : “ On continue à cacher des endroits où furent ensevelies des victimes du génocide et des autres massacres. Ce refus d’indiquer ces lieux relève de la peur des représailles de la part des rescapés du génocide ou des forces de l’ordre.[34]” La pastorale du deuil, telle que l’entendait la Commission, devait comprendre toutes les victimes, les victimes du génocide mais aussi les victimes tuées par l’armée du FPR, à titre de vengeance. Ces massacres, dénoncés par des observateurs et des religieux étrangers ainsi que par des Rwandais, étaient violemment niés par le FPR si bien que leur évocation faisait l’objet d’un tabou qu’il était dangereux de transgresser[35]. Inciter à révéler l’emplacement des charniers contenant les restes de ces victimes pour en faire des sépultures consacrées, c’était opposer de front l’impératif religieux au calcul politique, c’était aussi vouloir que le travail de vérité soit total et n’exclut aucune catégorie de victimes. Les auteurs n’ignoraient évidemment pas que la mention “ des autres massacres ”, aussi allusive fut-elle, violait la loi du silence, ils ne lui donnèrent pas d’autre développement, comme si cette mention n’avait de sens que pour les communautés chrétiennes. Par contre, ils se montrèrent autrement plus explicites à l’égard des pratiques gouvernementales.
Les critiques de la politique menée par le gouvernement durant l’année 1995 en matière d’inhumations locales des victimes du génocide sont résumées en une phrase : “ L’horreur ne justifie pas l’horreur en retour. ” Le texte procède à une description réaliste des inhumations. Le projet gouvernemental est, rappelle-t-il, d’ensevelir les morts en des emplacements qui deviendront des lieux du souvenir. Pour cela, sont rassemblés les restes découverts en divers endroits et déterrés les cadavres des fosses communes. L’ouverture de celles-ci et l’exhumation des corps créent des moments terribles. “ Le procédé fait choc et fait frémir. Dans certaines régions, on a pu déterrer plus de 20 000 personnes à la fois. […] Une atmosphère de jugement dernier plane lorsque les vivants se trouvent face à ces masses de squelettes et de crânes qui nous donnent mauvaise conscience. ” De tels spectacles sont effroyables mais les rédacteurs leur reconnaissent un but immédiat : “ Ce procédé, sans pudeur, on le sent, vise à dévoiler ce que les assassins de la mémoire et tous les fossoyeurs de la vérité tentent vainement de faire oublier chez nous ou à l’étranger. ” Il reste que les autorités détruisent ce que le travail de vérité aurait pu avoir de positif : parce qu’à la violence passée, elles ajoutent de nouvelles violences.
Les exhumations sont ordonnées même si des cérémonies funéraires avaient déjà eu lieu : le travail de deuil déjà commencé se voit donc purement et simplement ignoré, de même ne sont pas respectés “ les cheminements déjà accomplis par la population ”. Elles sont pratiquées par des prisonniers et par la population, que celle-ci soit ou non d’accord : “ L’usage de la contrainte pour exécuter ces déterrements et transports des corps n’est pas mesure rare. ” Il n’y a pas de précautions prises qui indiqueraient le souci de respecter les restes des victimes : les squelettes sont traînés par les excavateurs “ comme un fagot de bois derrière soi ”. Ces opérations suscitent un climat de vengeance plus qu’une demande de justice. “ Certains rescapés du génocide y trouvent occasion pour prononcer des paroles dures, ‘‘bons de colère’’ adressés aux présumés coupables. ”
En septembre 1994, lorsqu’elle appelait à l’organisation de cérémonies funéraires, la Commission exprimait essentiellement la nécessité de commencer un travail de deuil. Un an plus tard, elle ajoute que de telles cérémonies participent aux “ mesures de ‘‘Reconstruction-Réconciliation’’ de notre pays ”, reconnaît et loue “ l’intention pédagogique de ces cérémonies officielles d’inhumations collectives ”. Mais le texte affirme sans ambiguïté l’échec d’une pédagogie basée sur l’usage de la force : “ Vu que ces cérémonies sont des moments de vérité où le peuple accepte son histoire et l’assume pour l’avenir, le recours à la violence pour les préparer sape certainement l’atteinte de ce but. ”
Que propose la Commission ? Les rédacteurs rappellent qu’il y a eu polémique entre partisans et adversaires du déterrement mais pensent qu’elle doit être dépassée. Lorsque des fosses communes existent déjà dans des terrains paroissiaux ou communaux, le déterrement ne s’impose pas mais il faut ériger des pierres tombales. Dans certains cas, lorsque les corps ont été jetés dans des lieux insalubres, ou lorsque les fosses sont éparpillées, il faut rassembler les morts dans une sépulture qui, au niveau de la cellule ou du secteur[36], sera le lieu du souvenir. L’essentiel est de construire une concertation, secteurs par secteurs, entre les autorités et toute la population, car “ le respect dû aux morts incombe à chaque citoyen ”. La “ thérapie collective ”, que devraient réaliser les cérémonies officielles, exclut en fait toutes les formes de violence imposées, autoritairement, par des responsables politiques qui ne jugent pas nécessaire de “ descendre sur le terrain ”. Enfin, les cérémonies commémoratives ne devraient pas être purement laïques et devraient comporter, comme à Kigali le 7 avril 1995, un rituel spécial, prévoyant des formes de célébration œcuménique.
Pour les survivants du génocide, les inhumations collectives, entreprises par l’Église ou par les autorités, pouvaient aider au travail de deuil lorsqu’ils arrivaient à établir un lien entre les morts retrouvés et leurs propres disparus. Un survivant en témoignait : “ J’ai essayé de chercher le corps de ma femme, des enfants, mais je n’ai pas réussi. Dernièrement, on a fait un enterrement de tous les restes des gens qui habitaient à Ngoma. Parce que ma femme a été massacrée à Ngoma, dans sa famille, avec ses parents, ses frères et ses sœurs, j’ai supposé que ma femme était enterrée parmi les autres. De toute la famille, on n’a pu retrouver qu’une petite fille, un parent rescapé avait reconnu les habits qu’elle portait ce jour là. On l’a mise dans un cercueil. Il y a beaucoup d’os, de crânes, on ne peut pas s’en sortir, on les met dans des bâches en plastique, on les enterre. On a creusé des grands trous, on y a déposé tous les corps, à peu près 4 100 personnes : on avait compté les crânes. On les a enterrés, on a mis des croix.[37]

Les “ morts de juillet ”
Enterrer publiquement les seules victimes du génocide privait les Hutus, dont les familles avaient été tuées par le FPR en juillet 1994, de mener leur deuil. Des fosses existaient où les restes de ces morts avaient été enterrés. Des témoins en connaissaient les emplacements mais il aurait été dangereux de les montrer. C’est pourquoi des rumeurs circulaient sur l’existence de ces fosses. D’autres rumeurs, se basant sur le bon état des cadavres exhumés dans le cadre des cérémonies d’inhumation collective, laissaient soupçonner qu’il ne s’agissait pas des victimes du génocide mais de celles du FPR[38].
L’interdit jeté par les autorités politiques sur la reconnaissance de ces victimes et l’impossibilité qui s’ensuivait de leur donner une sépulture réelle ou symbolique était source de souffrance, il contribuait aussi à ce que, pour une partie d’entre elles, les populations hutues n’acceptaient pas de partager la douleur des survivants tutsis du génocide. La privation de deuil, subie par la population hutue, aggravée par les contraintes de silence, endurcissait les réactions. A un prêtre du diocèse de Butare qui, à la fin de l’année 1994, demandait à tous de participer à une inhumation religieuse de Tutsis tués durant le génocide, il fut répondu : “ Et nos morts de juillet ? ”[39]

La cérémonie du 7 avril 1996
Le nouveau régime engagea une lutte ouverte contre l’influence d’une Église catholique dont la puissance n’avait fait que grandir depuis les années 1920. En même temps que les autorités politiques dénonçaient les compromissions bien réelles de la haute hiérarchie de l’Église avec le pouvoir avant avril 1994, qu’elles stigmatisaient l’attitude de nombreux ecclésiastiques refusant d’admettre qu’il y avait eu, parmi eux, des acteurs du génocide, elles entendaient que l’Église reconnaisse sa culpabilité et fasse publiquement preuve de repentir. Dans ce contexte d’affrontement, la commémoration du génocide constituait un enjeu symbolique crucial. Aussi, durant l’année 1995, avec ou sans l’assentiment des religieux, le pouvoir avait-il entièrement repris l’initiative des cérémonies locales d’inhumation collectives. Par ailleurs, le 1er novembre 1995, jour de la Toussaint, jusqu’alors férié, fut déclaré jour ordinaire.
Un journaliste américain qui, en 1995, eut des entretiens avec des responsables du FPR, rapporte que, pour ces derniers, les cérémonies d’inhumation devaient constituer des moments d’exhortation au repentir, repentir sans lequel aucune réconciliation ne pourrait avoir lieu[40]. Selon ce journaliste, les cérémonies devenaient une tribune où ce message politique prenait le pas sur le deuil et sur l’accompagnement religieux de l’assistance : “ […] les membres du nouveau gouvernement sillonnaient maintenant le pays pour répandre l’évangile de la réconciliation (souligné par nous) par l’aveu de responsabilité dans le génocide.[41] ” Le vocabulaire de l’auteur suggère la volonté de donner aux actes commémoratifs le sens d’une religion laïque, intention que confirme la description d’une cérémonie à laquelle il a assisté[42]. “ […] on dépouilla le tapis d’herbe tendre pour faire apparaître un charnier. On en retira les corps brisés et on les étendit sur un long présentoir. Convoqués par les chefs de leurs villages, les paysans des alentours étaient venus assister à la scène, et sentir l’odeur de la mort, tandis que le président Bizimungu arrivait avec une demi-douzaine de ministres et de nombreuses autres personnalités. Des soldats distribuèrent des gants en plastique transparent aux villageois et leur firent ranger les débris de cadavres dans des cercueils et emballer le reste dans de grandes feuilles de plastique vert. Puis il y eut des discours et des bénédictions. Un soldat m’expliqua que, dans son allocution, le président avait demandé aux paysans où ils se trouvaient lorsque ces morts avaient été tués dans leurs villages, puis ils les avaient exhortés au repentir. Après quoi les morts furent placés dans de nouvelles fosses communes et recouverts à nouveau de terre. ”
Ce reportage confirme les observations de la Commission de relance des activités pastorales sur le parti de l’horreur choisi par les autorités. Dans un pays où la tradition n’avait rien construit sur la dépouille charnelle des défunts — ni attention donnée au cadavre, ni souvenir du corps conservé par une construction —, où seule importait la conservation du nom des disparus, garants de l’unité généalogique des vivants, l’exposition des cadavres mettait les assistants dans une situation qui excluait la possibilité de donner à la mort une signification humaine. La cérémonie, précisément par le choc de l’horreur, cet état de peur immense où tous les liens affectifs rassurants sont rompus, rendait à nouveau présente la dimension d’inhumanité du génocide. De plus, le discours officiel, globalisant la culpabilité des assistants hutus, signifiait, pour ceux qui l’entendaient, non pas le sentiment de culpabilité métaphysique que certains religieux tentaient de faire partager et de lier à l’expression du repentir, mais la menace que tout Hutu risquait d’être accusé de participation criminelle au génocide.
La commémoration nationale de 1996 maintint l’esprit des cérémonies d’inhumations collectives conduites localement par les autorités. D’immenses charniers, qui dissimulaient des milliers de cadavres, venaient d’être mis à jour, à Murambi, dans la préfecture de Gikongoro. Vingt sept mille cadavres furent déterrés pour être réinhumés et mille huit cent soixante-quatre furent exposés dans les classes d’une ancienne école technique, posés sur des claies en bois et sur des bâches au sol[43]. Un rescapé raconta comment les Tutsis avaient été traîtreusement rassemblés dans le site de l’école et massacrés. Puis, en les montrant du doigt, il accusa des gens, qui étaient dans la foule, d’avoir tué. Après quoi, sous les applaudissements de la foule, il se tourna vers la tribune d’honneur et désigna l’évêque de Gikongoro, Mgr Augustin Misago qui aurait, lui aussi, à rendre des comptes[44].
Le 7 avril de cette année était un dimanche de Pâques. La Conférence des Évêques catholiques du Rwanda avait souhaité que la commémoration soit reportée au lundi 8 avril. “ En tenant compte de la sensibilité de notre peuple, il convient que chacun des deux événements soit célébré avec un relief et un cachet propres : le jour de la joie pascale est à distinguer psychologiquement du jour de recueillement en mémoire de la perte de nos compatriotes.[45] ” Cette requête des évêques avait suscité des discussions intenses au sein du clergé : elle correspondait aux vœux d’une hiérarchie et d’un parti soucieux de conserver les apparences d’une Église inébranlable, elle scandalisa un autre parti, engagé dans une autocritique sans complaisance pour “ faire surgir une nouvelle manière d’être de l’Église[46]”, et qui associait la commémoration du génocide et les cérémonies pascales à une pastorale d’humilité et d’espérance[47].
Le gouvernement n’accéda pas à la requête des évêques, maintint la date du 7 avril et conduisit une cérémonie purement civile : des religieux étaient présents, mais il n’y eut pas, comme en 1995, de bénédiction œcuménique. En Afrique noire, quelle que soit l’infinie diversité des pratiques funéraires traditionnelles et actuelles, quelle que soit la multiplicité des croyances religieuses, la relation aux morts est consubstantielle au sacré. C’est ainsi que, pour le faire comprendre, des intellectuels africains ont exprimé l’intensité de cette relation en expliquant que les religions africaines sont d’abord culte des morts. Dans le contexte africain, il est impensable d’honorer les morts sans religion. A cet égard, la décision de désacraliser une cérémonie funéraire, prise par les autorités rwandaises en 1996, constituait une révolution mentale. De même que celle d’exhiber les cadavres. Quatre ans plus tard, à Murambi, où les corps sont toujours exposés, répondant à une journaliste qui lui faisait remarquer qu’il n’est pas dans la tradition africaine de laisser des morts sans sépulture, un représentant de la commission Mémorial du génocide répondait : “ Le génocide non plus n’est pas dans la tradition africaine. Nous voulons décourager toute velléité de recommencer.[48]
Le 7 avril 1995, la première cérémonie avait donné à la mémoire du génocide des fondations politiques : la nécessité du travail de vérité, l’instauration de la justice, la dénonciation de l’attitude internationale de non intervention. En 1996, les ordonnateurs de la commémoration choisirent de la submerger par la violence des émotions liées au spectacle des cadavres. Ce fut le même parti qui présida à la constitution d’autres mémoriaux du génocide. Ainsi, deux églises rurales, proches de Kigali, à l’intérieur desquelles furent massacrées des milliers de personnes, restèrent en l’état, montrant leurs murs défoncés par où les tueurs lançaient des grenades. Dans l’une de ces églises, l’église de Ntarama, les corps des victimes ont été laissés tels quels, à la place même où elles avaient été abattues.
La conception de ces mémoriaux donnait au génocide une immédiate évidence, physique et émotionnelle. Mais cette évidence ne se substituait-elle pas à une autre dimension, elle aussi essentielle : savoir comment, par quels cheminements politiques, ce crime d’État avait été perpétré, et avec quelles complicités actives et passives ? Ne faisait-elle pas obstacle au devoir de vérité et au travail d’histoire qui lui est intimement associé ? Maintenir le souvenir d’une tragédie telle que le génocide au Rwanda, mais pas seulement dans les cercles restreints de ceux qui ont à intervenir dans cette région, dépend largement des médias. Certains de ces médias s’en tiennent au voyeurisme des cadavres, les montrent en photographies, les décrivent, à quoi ils ajoutent le récit atroce d’un rescapé et se dispensent souvent d’aller plus loin dans l’analyse[49]. Or, les opinions publiques occidentales tendent à méconnaître, ou à oublier quelles furent les responsabilités de leurs propres États par rapport aux massacres. Il n’y a guère de chances non plus pour que le spectacle horrifiant des morts leur apprenne quoi que ce soit sur le génocide, sinon qu’au Rwanda aussi, les hommes sont capables du pire.


La commémoration de 1997 dans un état de quasi-guerre civile
Durant l’automne 1996, l’armée rwandaise attaqua les camps de réfugiés hutus installés à l’est du Zaïre depuis l’exode massif de juillet 1994. L’opération précipita un très important mouvement de retour : en quelques semaines, plusieurs centaines de milliers de réfugiés, qui vivaient dans les camps congolais et tanzaniens, revinrent au Rwanda. Leur réinstallation ne soulevait pas que des difficultés matérielles. Les maisons et les propriétés de beaucoup d’entre eux avaient été occupées par des Tutsis de la diaspora qui avaient regagné le Rwanda après la victoire du FPR. Ces derniers n’étaient pas décidés à appliquer les textes officiels qui en prescrivaient la restitution pourvu que le propriétaire ne soit pas poursuivi pour génocide. Du coup, les accusations de complicité dans le génocide provoquèrent, peu après leur retour, l’arrestation de nombreux rapatriés. La sécurité intérieure du Rwanda fut menacée dans certaines régions où des rebelles commirent des attentats meurtriers. Il s’ensuivit des répressions sanglantes de la population accusée de les soutenir. A l’extérieur, au Zaïre, l’armée rwandaise poursuivit la traque et le massacre systématiques de dizaines de milliers de civils hutus qui avaient fui lors de la destruction des camps. Enfin, à la recrudescence d’assassinats de personnalités hutues, d’enlèvements et de disparitions, s’ajouta, au début de l’année 1997, le meurtre d’expatriés occidentaux, travaillant au Rwanda[50].
La troisième commémoration nationale du génocide se déroula dans la préfecture de Gisenyi, région dont les habitants, pris entre la rébellion et les ripostes de l’APR, subissaient toutes sortes d’exactions. Les cérémonies furent célébrées dans la sous-préfecture de Kibilira. Le choix de ce lieu avait une signification historique : le 11 octobre 1990, soit onze jours après l’attaque du Rwanda par le FPR, des autorités et des notables lancèrent des bandes d’assassins sur les paysans tutsis de Kibilira. Les tueries avaient duré deux jours, elles furent interrompues en raison des pressions exercées sur la Présidence par quelques ambassades. C’est à Kibilira que, pour la première fois, un massacre de civils tutsis, hommes, femmes et enfants, avait été conçu et commis en tant que riposte à l’agression des combattants du FPR[51]. A cette date, beaucoup de Tutsis avaient trouvé un abri dans l’église de Muhororo car les prêtres et les religieuses de la paroisse avaient réussi à dissuader les agresseurs de violer le sanctuaire[52]. Il n’en fut pas de même en 1994 : ceux qui avaient cherché refuge dans l’église et les bâtiments de la paroisse ne furent pas épargnés par les tueurs, ils périrent ainsi que deux prêtres et quatre religieuses. Les restes de 23000 victimes du génocide avaient été rassemblés et exposés au moment de la cérémonie avant d’être inhumés dans des fosses communes creusées devant le portail de la paroisse.
Un important déploiement de mesures de sécurité rappelait concrètement que cette préfecture, située au nord du Rwanda, subissait un quasi-état de guerre civile. L’ancien président du Rwanda, et une bonne partie des hauts dignitaires de son régime, étaient issus de cette préfecture. Célébrée dans de telles circonstances, la commémoration ne pouvait guère être associée à un message d’apaisement. Le discours officiel reconstitua l’histoire de la haine ethnique : le génocide de 1994 — des témoins rescapés et leur porte-parole dénoncèrent les autorités et les notables qui avaient organisé localement le massacre ; la tuerie de 1990 à Kibilira et l’extermination, en 1992, de centaines d’éleveurs ; les pogroms de 1959 particulièrement violents dans cette même région. C’était rappeler que, depuis la fin des années cinquante, les populations paysannes hutues du nord avaient adhéré aux enrôlements politiques meurtriers contre les Tutsis. Quelle était l’origine de cette haine ? Le président de la République déclara que l’intervention des Européens en fut la cause, car elle provoqua un conflit ethnique entre les Hutus et les Tutsis, conflit qui n’existait pas avant la domination européenne : “ La division ethnique, après des siècles d’unité nationale, est l’œuvre indéniable de la colonisation[53]”.
Depuis la victoire de juillet 1994, intellectuels et autorités expliquaient, répétaient que la causalité profonde du désastre tenait à la perversité d’une politique coloniale qui avaient dressé Hutus et Tutsis les uns contre les autres, accusaient le régime précédent d’avoir justifié ses pratiques ethnistes en s’appuyant sur une histoire conçue par les Européens, une histoire dévoyée qui identifiait le Rwanda précolonial à la tyrannie tutsie. Selon le nouveau pouvoir, la réconciliation exigeait le retour à l’authenticité de la tradition rwandaise, une tradition de paix entre Hutus et Tutsis. En ce moment de commémoration, la leçon d’histoire, prononcée devant tout le gouvernement et des milliers de paysans, cherchait à ouvrir un avenir des relations entre Hutus et Tutsis qui serait débarrassé des fantasmes historiques les plus nocifs.
Les observateurs du Rwanda s’étonnent souvent de l’intensité des argumentations historiques et de la place essentielle qu’elles tiennent dans le discours politique[54]. C’est que ces argumentations construisent une vision éternisante des rôles tenus par les Hutus et par les Tutsis, figés dans un face à face où, selon la version défendue, les uns occupent la position de victime et les autres celle de bourreau. Les nouvelles autorités cherchaient à briser ces figurations essentialistes de l’ethnicité en mettant au premier plan l’intervention coloniale : le colonisateur fut l’oppresseur de tous les Rwandais et c’est à partir de cette réalité qu’il était nécessaire de repenser l’histoire des Tutsis et des Hutus. Et, toujours selon cette même logique qui consiste à attribuer aux politiques occidentales la capacité d’avoir engendré, dans le passé, les maux qui déchirèrent la société rwandaise, le pouvoir rendait ces politiques, notamment celles de la France et des Nations unies, responsables de la tragédie de 1994. Ce thème sera central à la commémoration de 1998.


La commémoration de la résistance, le 7 avril 1998 à Bisesero
Attaques et assassinats perpétrés par des “ infiltrés ” hutus continuèrent, durant l’année 1998, dans le nord du Rwanda et gagnèrent jusqu’à la préfecture centrale de Gitarama. L’armée nationale (APR) et les autorités locales exerçaient des représailles très lourdes à l’égard des populations soupçonnées de protéger les rebelles. Durant la première semaine d’avril, consacrée à la mémoire du génocide, les dépêches annoncèrent une recrudescence des offensives de la guérilla qui avaient causé la mort d’au moins 135 personnes, dont des soldats de l’APR. Les cérémonies d’inhumation se déroulèrent dans plusieurs préfectures et la dernière eut lieu le 7 avril à Bisesero, une région montagneuse située à l’ouest du pays, en préfecture de Kibuye. Cet endroit symbolisait la résistance héroïque des victimes. D’autres lieux où les Tutsis luttèrent pour leur vie sont connus mais ce fut à Bisesero que leur défense désespérée tint le plus longtemps, du 8 avril au 1er juillet 1994[55]. Repliés sur la colline, armés de pierres et de lances, ils subirent les assauts des miliciens et de militaires qui, eux, se servaient de grenades et d’armes à feu. Sur les cinquante mille Tutsis que comptait la préfecture de Kibuye, environ 2000 survécurent qui s’étaient repliés à Bisesero[56].
Le président de la République, les autres représentants du gouvernement et une foule de plusieurs milliers de personnes gravirent les pentes de la colline mémorial jusqu’au sommet, à l’emplacement d’un futur monument[57]. Trois tombes avaient été creusées, l’une pour les héros de la résistance, la deuxième pour ceux qui avaient été identifiés par leur famille et la troisième pour les morts inconnus. Un amas de crânes et d’ossements marquait l’entrée de la “ piste des souffrances ”. Le chef de l’État rendit hommage aux résistants qu’il promit d’élever au rang de héros nationaux. Dans son discours, il rappela que les pays européens ainsi que les Nations unies étaient “ principalement responsables du type de chaos que nous avons dans le pays ” et que les “ victimes des atrocités ont besoin d’assistance et y ont droit car l’Europe est responsable de ces atrocités.[58] ” Il accusa enfin les États européens de ne pas livrer à la justice les organisateurs du génocide qui vivaient librement dans leur territoire.
Aucun délégué de l’ONU et des États occidentaux n’assistait à cette quatrième commémoration sinon les diplomates en poste à Kigali. Cependant, l’envoyé spécial de l’Union européenne pour la Région des Grands Lacs, Aldo Ajello, déclara que la communauté internationale avait une “ responsabilité d’omission ” dans le génocide. L’absence répétée de hauts responsables politiques occidentaux aux cérémonies de commémoration signifiait symboliquement le refus de s’engager dans une démarche de “ repentance ”, démarche qui entraînerait l’acceptation de verser des réparations aux victimes du génocide. Le gouvernement rwandais, dès son arrivée au pouvoir, avait déclaré que réclamer de telles réparations était légitime mais n’avait jamais obtenu aucune déclaration ni aucun geste allant dans ce sens. A Bisesero, le discours présidentiel assura qu’il n’y avait ni déclaration de rancune, ni hostilité à l’égard de certains pays européens compromis dans la tragédie, le Rwanda espérait seulement qu’ils admettent leurs responsabilités.
Pourquoi associer la question des réparations à la commémoration ? C’était tenter de donner une suite concrète au bref passage du président des États-Unis à Kigali. Bill Clinton, qui effectuait une tournée dans six pays d’Afrique noire, avait accepté que son avion fasse, le 25 mars 1998, une escale de trois heures sur l’aéroport de la capitale rwandaise. Il ne s’inclina pas devant le mémorial du génocide érigé à son intention dans l’enceinte de l’aéroport, donnant pour prétexte que ses services de sécurité le lui déconseillaient. Il reconnut cependant que la communauté internationale ainsi que les nations africaines devraient accepter leur part de responsabilité dans le génocide[59]. Toutefois, il ne dit rien des États-Unis eux-mêmes et de leur attitude anti-interventionniste. Enfin, le président américain promit de faire débloquer deux millions de dollars en faveur d’un fonds d’aide aux survivants du génocide. Bill Clinton n’avait guère montré la voie de la reconnaissance des responsabilités américaines : il s’était borné à des généralités critiques concernant le rôle de la communauté internationale, il n’avait pas évoqué l’attitude de son propre pays, il s’était refusé à tout geste symbolique qui aurait pu être interprété comme une contrition. Le même jour, le responsable de l’ONU chargé des questions humanitaires, Sergio Vieira de Mello, regrettait la “ passivité ” de la communauté internationale qui aurait pu s’opposer efficacement aux massacres[60].
La nécessité de justice ne fut pas évoquée par la commémoration de 1998 sous le seul angle des réparations dues aux victimes, elle apparut, pour la première fois au Rwanda, comme le châtiment de crimes ethnistes. Les tribunaux rwandais, privés de moyens et dépendants des luttes politiques qui se déroulaient dans les plus hautes instances de l’État, ne pouvaient guère répondre aux attentes des survivants. Le premier procès pour génocide eut lieu le 27 décembre 1996 ; en avril 1998, n’avaient été jugés que 329 accusés, tandis qu’étaient emprisonnés 130.000 inculpés. Cependant, au cours d’une cérémonie d’inhumation qui se déroulait pendant la semaine de la commémoration, le président de l’Assemblée nationale de Transition annonça la prochaine exécution de condamnés à mort pour participation au génocide. Le 24 avril 1998, 22 condamnés furent fusillés publiquement. Les exécutions eurent lieu en cinq endroits différents. A Kigali, quatre condamnés subirent la sentence devant une foule de plusieurs dizaines de milliers de personnes. La radio nationale avait appelé la population à assister aux exécutions. L’Association rwandaise de défense des Droits de l’Homme et des Libertés Publiques (ADL) dénonça l’exécution en public[61], l’association Ibuka se déclara satisfaite que le gouvernement ait utilisé le meilleur moyen pour décourager les tueurs. Ibuka cependant critiqua de façon acerbe les pratiques funéraires liées à la commémoration, jugeant indécent de se complaire à “ balader ” les ossements des victimes sous prétexte de les enterrer en dignité. La véritable dignité serait de venir en aide aux rescapés[62].



Les finalités politiques de la commémoration en 1999
En juillet 1998, le Rwanda s’engagea dans une intervention armée en République démocratique du Congo, intervention de plus en plus importante à mesure que divers belligérants entraient dans ce conflit régional qui devint la “ guerre du Congo ”[63]. Grâce aux succès militaires de l’armée rwandaise, la création d’un glacis sécuritaire aux frontières du pays, qui avait été l’objectif des attaques d’octobre 1996 contre les camps de réfugiés hutus, était devenue l’occupation armée d’une partie du Congo. Le gouvernement, mis en place le 19 juillet 1994, s’était fixé une durée limitée à cinq ans. Le 8 février 1999, les autorités déclarèrent maintenir l’état d’exception et prolonger de quatre ans la période de transition. Cependant, au mois de mars, furent organisées les élections d’autorités intermédiaires entre la population et les autorités supérieures : les dirigeants des cellules et des secteurs[64]. Il reste que le nouveau régime rwandais n’avait jamais effectivement rompu avec ses origines militaires et, au détriment d’autres modes d’action, recourait plutôt à l’usage des armes pour étouffer toute velléité de contestation. La guerre menée au Congo renforça cette tendance à la militarisation des relations de pouvoir : le quadrillage administratif de l’espace public, qui déjà enserrait la population dans un réseau pyramidal de responsables la contrôlant de près, fut renforcé par un dispositif paramilitaire. Dans chacune des quelques dix mille cellules que compte le Rwanda, furent formés et armés cinq responsables de la local defense force censés combattre en cas d’attaque, en réalité, chargés de faire la chasse aux “ infiltrés ” et à leurs complices. Il s’ensuivit une brutalisation croissante des rapports d’autorité mais, durant cette année, la rébellion intérieure perdit peu à peu ses capacités d’attaquer.
La cinquième commémoration du génocide eut lieu à Kibeho, dans la préfecture de Gikongoro. L’ancien président de la République du Mali, Toumani Touré, représentait la mission de l’Organisation de l’Unité africaine (OUA) chargée d’enquêter sur le génocide. L’Union européenne et les États-Unis avaient envoyé des représentants spéciaux. Cette commémoration ne fut pas consacrée au travail de deuil. Elle ne tenta pas non plus de dépasser le climat de guerre civile entre les ethnies. Au contraire, les autorités choisirent ce moment pour signifier qu’elles engageaient une lutte ouverte contre l’Église catholique et contre le principal parti hutu, le Mouvement Démocratique et républicain (MDR).
Durant la cérémonie d’inhumation, des rescapés accusèrent publiquement l’évêque de Gikongoro, Mgr Misago, déjà mis en cause lors de la commémoration du 7 avril 1996 et présent à la cérémonie, d’avoir personnellement dirigé des réunions de tueurs durant le génocide. Le président de la République, Pasteur Bizimungu, s’empara de ces accusations et prononça un violent réquisitoire contre l’Église catholique[65]. Il rappela que les responsables de l’Église protestante avaient pris la décision de demander pardon au peuple rwandais parce que certains de leurs membres n’avaient pas montré le bon exemple durant le génocide et opposa à cette contrition exemplaire l’attitude de la hiérarchie catholique. Loin de prendre le chemin du repentir, l’Église ne souhaitait pas que les lieux consacrés, où furent massacrés ceux qui avaient espéré s’y abriter, deviennent des mémoriaux du génocide. Le Saint-Siège venait de préciser que l’église de Kibeho devrait servir exclusivement à Dieu et non à la mémoire du génocide, à quoi le Président rétorquait : “ Si l’Église regrette les briques et les vitres qui ont servi à la construction de cette église, l’État rwandais décidant de faire de cette église un mémorial, que l’Église nous le dise et on lui construira un nouveau bâtiment. ” Plus grave encore, l’Église ne déchargeait pas l’évêque Misago de ses responsabilités alors qu’elle ne démentait pas les très graves présomptions de génocide qui pesaient sur lui. Le Président demanda enfin que Mgr Misago soit éloigné du Rwanda “ même s’il était innocent ”. Chacun pouvait comprendre la signification du discours : l’arrestation de l’évêque était imminente. Désormais, le pouvoir n’hésiterait pas à frapper la haute hiérarchie catholique et les rumeurs prévoyaient que l’archevêque de Kigali, Mgr Thaddée Ntihinyurwa, pourrait connaître le même sort[66].
La commémoration de 1999 reprit à nouveau l’histoire de la haine ethnique mais non plus cette fois en stigmatisant la seule politique coloniale. Le discours officiel dénonça les politiciens rwandais hutus qui avaient exploité cette politique pour s’emparer du pouvoir et massacrer les Rwandais tutsis. En 1963, une attaque d’exilés tutsis, qui avait pourtant été rapidement repoussée, eut pour conséquence, en guise de représailles, le massacre de populations tutsies qui n’avaient aucun lien avec la guérilla. Les pires tueries, perpétrées par des bandes de tueurs organisés, avaient eu lieu dans la préfecture de Gikongoro. Deux dignitaires hutus de la Première République, André Nkeramugaba et Bonaventure Ubalijoro, qui furent l’un, préfet et député de Gikongoro, le second, ancien chef des renseignements puis, de 1996 à 1998, président du Mouvement Démocratique Républicain[67], avaient été récemment emprisonnés sous l’accusation d’avoir perpétré des crimes contre les Tutsis durant les années 1960. Bien que la loi organique sur le génocide, en vigueur au Rwanda, limitât la poursuite aux crimes ayant eu lieu entre octobre 1990 et décembre 1994, le procureur de la République de Kigali et le secrétaire général de Ibuka estimaient qu’il fallait étendre cette loi dans le temps. Le Président, dans son discours de Kibeho, se félicita de leur arrestation car, s’ils avaient eu déjà dans le passé un plan de génocide — “ Ils s’étaient fixés l’objectif d’exterminer les Tutsis jusqu’au nouveau-né. ” —, ils n’avaient toujours pas abandonné ce plan. La leçon à tirer de cette double inculpation fut exprimée sans ambiguïté : les notables hutus des partis actuels n’étaient aucunement à l’abri d’accusations de génocide, accusations liées à leur passé[68] — “ De tels criminels ne se sont toujours pas amendés à ce jour. Bien au contraire. Nous apprenons qu’ils ne cessent de parcourir le Rwanda pour semer la division. Ils devraient être arrêtés dans la mesure du possible. ”
À Kibeho, là où se déroulait la cérémonie, l’armée rwandaise avait tiré, le 22 avril 1995, sur une foule de déplacés hutus, dont les trois quarts étaient des femmes et des enfants, faisant un nombre considérable de morts (cf. supra). Le Président n’eut qu’un mot sur leur sort : il s’agissait de tueurs et non de victimes innocentes comme l’avait prétendu la communauté internationale. C’était refuser le statut de victime à tout Hutu, quand bien même il n’aurait aucunement participé au génocide. La logique ethniste restait vivace au cœur du discours officiel : tout Hutu est suspect puisque son ethnie s’est rendue coupable du génocide[69]. Et toujours selon cette même logique, le Président fit part d’une “ idée ” sur laquelle les responsables du pays devraient réfléchir : les actes de génocide ayant été commis “ au nom des Hutus ”, même si tous n’y avaient pas participé, les Hutus ne devraient-ils pas demander collectivement le pardon d’un crime commis en leur nom[70] ?
La qualité de victime ne pouvait donc être reconnue qu’aux seuls Tutsis : était annihilé le fait que de très nombreux Hutus ont été tués, eux et toute leur famille, sur ordre des responsables du génocide parce qu’ils étaient des opposants notoires à la politique de massacres. Dans certaines régions, également, de simples Hutus ont sauvé des Tutsis au péril de leur propre vie. Cependant, le discours des autorités ne donne pas à ces “ justes ” la place qui devrait leur revenir et suspecte de “ négationnisme ” les projets visant à rappeler cette vérité. En novembre 1999, l’association Ibuka terminait le recensement des victimes du génocide en préfecture de Kibuye. Il avait été décidé de ne pas distinguer victimes tutsies et victimes hutues, ce que dans son allocution aux cérémonies de présentation du recensement, le président d’Ibuka annonça en ces termes : “ D’avril à juillet 1994, un génocide fut perpétré au Rwanda. Plusieurs personnes, des Batutsi en particulier et tous ceux qui pouvaient s’identifier à eux soit par alliance, amitié ou même par leur physionomie dans les milieux non familiers, y ont trouvé la mort la plus atroce.[71] ” Il ne s’agissait pas d’identification. Certes, des Hutus ont été tués à cause de leur physique qui les désignait comme Tutsis à leurs assassins. Mais ceux qui perdirent la vie, parce qu’ils avaient cherché à protéger des Tutsis pour des raisons morales ou politiques, agissaient en êtres humains et non pas en Hutus “ identifiés ” à des Tutsis, autrement dit en simili-Tutsis s’opposant à des Hutus.


7 avril 2000 : la repentance de la Belgique
Durant les douze mois qui s’écoulèrent entre avril 1999 et avril 2000, les opérations militaires menées par l’armée rwandaise s’amplifièrent. La rébellion interne finit par être matée mais la guerre au Congo devint de plus en plus intense : les populations congolaises considéraient les Rwandais comme des envahisseurs et ces derniers usaient de la force pour imposer leur présence, des groupes armés lançaient des attaques, enfin, il y eut, en août 1999, un affrontement très sévère avec l’armée ougandaise pour le contrôle de Kisangani si bien que les relations entre les deux anciens alliés se détériorèrent gravement. Le 30 août, le général Paul Kagame, vice-président de la République et ministre de la Défense, justifia devant l’Assemblée nationale la politique militaire du Rwanda : il s’agissait d’assurer la sécurité du pays toujours menacée par les rebelles hutus, réorganisés et réarmés par le président Kabila, de là l’aide militaire apportée à la rébellion anti-Kabila[72]. Mais le front où combattaient les soldats rwandais était si éloigné des frontières du pays que leurs familles pensaient qu’ils risquaient leur vie non pour protéger le Rwanda mais pour satisfaire les appétits de conquête de la hiérarchie politico-militaire. Par ailleurs, l’enrôlement forcé de jeunes gens était pratiqué et redouté. Toujours dans son discours du 30 août, Paul Kagame avait affirmé que l’économie rwandaise n’était pas handicapée par la guerre grâce aux sacrifices des soldats. Cependant, en novembre 1999, le président de l’Assemblée nationale proposait d’instituer une “ contribution volontaire ” des citoyens et des entreprises aux dépenses militaires. Au même moment, le Premier ministre demandait des secours à la communauté internationale pour lutter contre la famine au Rwanda.
Les quatre années de prolongation du gouvernement, promulguées en février 1999, ne suscitèrent pas une atténuation des conflits aux plus hauts niveaux de la hiérarchie politico-militaire. Ces derniers ne firent que s’exacerber au point que le premier trimestre de l’année 2000 vit la démission de Joseph Sebarenzi Kabuye, président de l’Assemblée nationale (le 6 janvier), celle de Pierre-Célestin Rwigema, Premier ministre (le 28 février), et, le 23 mars, celle du président de la République, Pasteur Bizimungu[73]. Les démissions et les départs, publics ou clandestins, de personnalités hutues qui faisaient partie de l’appareil politico-administratif ou d’organisations de la société civile, avaient commencé dès 1995. Mais de nombreux rescapés tutsis, hommes d’affaires, avocats, médecins, intellectuels, recherchaient eux aussi des pays d’accueil. De même, des membres de la diaspora tutsie, revenus après 1994 et qui furent liés aux milieux dirigeants, reprenaient le chemin de l’exil. L’un d’entre eux, Jean-Pierre Mugabe, ancien directeur d’un journal proche du FPR, publia une lettre ouverte au général Paul Kagame : il le dénonçait comme dictateur sanglant et comme l’organisateur de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, attentat qui, le 6 avril 1994, déclencha le génocide[74]. Le 17 avril 2000, Paul Kagame, président intérimaire, devint chef de l’État du Rwanda.
Ainsi, la sixième commémoration du génocide eut-elle lieu dans un contexte politique qui tranchait sur celui des années précédentes : le pouvoir était maintenant officiellement contrôlé par celui que les médias avaient longtemps appelé “ l’homme fort ” du Rwanda. Un chef de guerre, en fait, qui avait conduit le FPR à la victoire militaire sur l’ancien régime, et qui continuait de faire la guerre à l’extérieur du pays. A l’intérieur, lui et son petit groupe monopolisaient désormais l’autorité : au prix d’une longue série d’épurations au Parlement et dans les autres instances étatiques, au prix également d’une surveillance étroite de la population par des services de renseignements et un appareil policier redoutés. Un ancien député, Jean Mbanda, osa, le 5 mai, adresser une longue lettre ouverte aux chefs des partis politiques. Après avoir recensé les critères qui, selon lui, faisaient reconnaître une dictature, il demandait : “ En comparant la situation politique qui prévaut actuellement dans notre pays et celle qui prévalait avant avril 1994 à cette grille de définition de la dictature, y a-t-il l’un ou l’autre critère qui n’était pas rempli avant 1994 ? Y en a-t-il un seul qui ne soit pas rempli actuellement ? ” Il fut arrêté quelques jours plus tard.
Le 7 avril 2000, furent réinhumés à Kigali, au mémorial de Gisozi, les corps transférés de fosses communes qui avaient été creusées durant le génocide dans un quartier de la ville, Nyamirambo, pour y jeter des milliers de morts. D’autres charniers, de moindre importance mais toujours dans ce même quartier, furent également repérés. Une journaliste observa que les victimes enterrées le plus profondément, étaient quasi intactes. Aussi des rescapés cherchaient-ils à reconnaître les leurs. Elle recueillit le témoignage de l’un d’entre eux. “ Isaac Bynshi, un soldat de 18 ans, seul survivant d’une famille de 57 personnes, est venu avec sa sœur. Il assure que tous les siens se trouvent là, entassés, en partance pour le mémorial de Gisozi, et il nous montre une silhouette recroquevillée, avec sous les vêtements à peine souillés une peau brune et incroyablement lisse : C’est notre mère, nous l’avons reconnue à ses dents écartées, les mêmes que les miennes. Isaac, comme d’autres rescapés, essaiera d’éviter à sa mère d’être enfouie dans le mémorial anonyme. Il tentera d’emporter son corps vers le cimetière tout proche, de lui offrir une sépulture décente, qu’il couvrira de pierres et de fleurs.[75] ” Le jeune homme a-t-il réalisé son projet d’une inhumation privée ? Le reportage ne le dit pas. Cependant, lors de la cérémonie au mémorial de Gisozi, un reportage indiquait que certains cercueils portaient un nom de famille lorsqu’un survivant avait pu identifier les cadavres[76].
Ces brèves indications, reportées par des journalistes, font écho au conflit entre rite privé et rite public, entre désir de deuil intime et politique commémorative, qui opposa parfois des rescapés aux autorités politiques. Il arriva en effet que les autorités interdisent à des survivants de donner une sépulture privée aux corps de leurs parents enfouis par les tueurs dans un endroit qu’ils localisaient avec certitude, ou bien qu’ils avaient reconnus lors d’une exhumation. Ainsi, deux survivants d’une famille se virent-ils refuser d’inhumer leur père : l’autorité locale leur expliqua que son corps ne leur appartenait pas mais appartenait à l’État. Il leur fallut exercer toutes sortes de pressions durant un an pour obtenir l’autorisation de l’enterrer de façon privée[77]. D’autres doivent encore attendre que l’ordre soit donné d’ouvrir des fosses où ils savent qu’ont été enfouis les leurs.
La sixième commémoration fut en soi un événement politique : le premier ministre belge, Guy Verhofstadt, vint au nom de son pays, demander pardon pour le génocide. “ Je l’affirme, la communauté internationale toute entière porte une immense et lourde responsabilité. J’assume ici devant vous la responsabilité de mon pays, des autorités politiques et militaires belges. Pour que le Rwanda puisse tourner son regard vers l’avenir, vers la réconciliation, nous devons d’abord assumer nos responsabilités et reconnaître nos fautes. Au nom de mon pays, je m’incline devant les victimes du génocide. Au nom de mon pays, au nom de mon peuple, je vous demande pardon.[78] ” Au cours des six années écoulées, la Belgique et la France avaient mené des investigations parlementaires sur leurs responsabilités politiques dans le génocide, une commission d’enquête indépendante, mandatée par l’ONU, avait reconnu que l’Organisation avait “ failli ” au Rwanda et conclu : “ Cette responsabilité internationale exige que l’Organisation et les États membres présentent des excuses claires au peuple rwandais.[79]” Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, avait reconnu l’échec, exprimé son “ profond remords ”, n’était cependant pas venu à Kigali présenter “ personnellement ” des excuses, ainsi que le lui avait demandé la présidence rwandaise. Enfin, un groupe de personnalités désignées par l’OUA travaillait à une enquête sur l’abandon du Rwanda par les États africains au moment du génocide.
Mais, en 2000, la Belgique fut seule à accomplir une démarche fondatrice de nouvelles relations avec un gouvernement rwandais que la guerre, menée au Congo, isolait de plus en plus : aucune autre délégation étrangère n’était présente, pas d’envoyés de l’Ouganda ou de l’Afrique du sud comme il y en eut aux cérémonies précédentes. Paul Kagame, assumant provisoirement les fonctions présidentielles, loua “ l’héroïsme ” de l’attitude du Premier ministre belge, qui osait demander pardon malgré l’opposition que cette démarche pouvait susciter dans son pays. Puis il aborda le thème central de son discours : la défense de l’engagement militaire en République démocratique du Congo. Quant aux accusations qui l’impliquaient dans l’attentat contre l’avion du président Habyarimana, il les stigmatisa comme un mensonge révisionniste, relayé par les médias internationaux.
La démarche du Premier ministre belge et le discours de Paul Kagame renforcèrent une finalité qui fut constante aux cérémonies commémoratives : légitimer devant la communauté internationale la domination de fait du FPR au nom des victimes du génocide. Mais les rescapés tutsis, que leur formation rendait capables d’occuper de hauts postes dans la hiérarchie étatique, s’en estimaient, et non sans raison, exclus par les Tutsis de la diaspora qui avaient accaparé les meilleures positions. En mai 1999, s’était élevé un conflit très violent entre Ibuka et le FPR, conflit qui démontra que l’Association restait la dernière force d’opposition au FPR capable de s’exprimer publiquement. Au cours de la cérémonie du 7 avril 2000, le président de l’Association interpella le gouvernement au nom des rescapés. Il exposa combien ces derniers, qui avaient tout perdu, étaient délaissés par les pouvoirs publics : aucune indemnisation ne leur avait jamais été accordée, une justice véritable ne leur était toujours pas rendue[80]. Devant les médias internationaux, dans le temps même de la commémoration, les responsables d’Ibuka, en critiquant l’indifférence des autorités à l’égard des rescapés, s’affirmaient, à l’encontre du FPR, comme les représentants authentiques des victimes.


La violence de la commémoration
La cérémonie commémorative, organisée par les pouvoirs, procède d’un inévitable rapport de force : d’abord parce qu’elle capte les paroles muettes des victimes pour leur donner un sens façonné par des finalités actuelles, ensuite parce qu’elle s’empare du deuil privé des survivants et le transforme en deuil collectif au nom de considérations qui sont formées en dehors d’eux. Sur ce dernier point, la violence symbolique exercée à l’encontre des individus endeuillés peut être tempérée par des formes et des discours qui respectent leurs souhaits et qui, tout au moins, ne briment pas leur propre travail de deuil. La commémoration figure le désastre par le recours à une histoire officielle qui tend à interdire, supplanter ou refouler, selon les situations, une connaissance libre et plurielle de ce qui s’est passé. La mémorisation du désastre ritualisée par la commémoration publique est sélective : elle ne retient que certaines victimes, ou encore les hiérarchise, ce qui revient à exercer symboliquement une violence supplémentaire à l’égard des victimes exclues ou marginalisées. Le pouvoir commémorateur effectue une récupération idéologique du désastre, en instrumentalise la mémorisation au profit de ses projets politiques. Une histoire comparative des commémorations des désastres extrêmes au XXe siècle (et à des périodes précédentes) mettrait en lumière comment chacune d’entre elles incarne spécifiquement ces invariants : par la diversité de leurs formes, de leurs messages, de la façon dont elles se composent avec l’environnement mental et politique, par la plus ou moins grande intensité de la violence symbolique qu’elles imposent aux individus.
Au Rwanda, les cérémonies nationales, loin d’euphémiser la violence inhérente au processus commémoratif, l’ont produite de façon explicite. On a pu constater que les cérémonies, si elles comportaient des éléments rituels répétitifs, rendaient publics des discours et des pratiques qui différaient chaque année. En réalité, à chaque commémoration, le pouvoir a instrumentalisé la représentation du génocide en fonction des conflits politiques du moment. La politique de la mémoire, l’histoire officielle du génocide produite dans le temps de la commémoration furent essentiellement pour les autorités l’occasion de donner un prolongement idéologique aux rapports de force dans lesquels elles étaient engagées.
A l’exception de la cérémonie de 1995 où la représentation du génocide ne heurtait pas le travail de deuil des survivants, les commémorations firent usage d’une dramaturgie volontairement et spectaculairement effrayante, ajoutèrent à l’horreur passée par le voyeurisme du cadavre. Des survivants tutsis ont exprimé leur ressentiment à l’égard d’un pouvoir qui traitait sans respect les ossements des victimes, parce qu’il ne s’agissait pas de leurs proches. Ils ont aussi regretté que de telles cérémonies contribuent à replonger cruellement les participants dans la violence plutôt que de les aider à la dépasser. “ Comment parler de la réconciliation si l'exposition des squelettes consiste à rappeler à certains que les autres ont tué les leurs ? C’est maintenir les uns dans une position de culpabilité éternelle, ce n’est pas seulement raviver la haine chez les autres, c’est ne pas permettre à leurs plaies de cicatriser. La haine grandissante d'un côté, de l’autre la peur permanente.[81]
Les commémorations du génocide, depuis 1996, non seulement excluent du deuil national les victimes hutues des “ génocideurs ”, mais refusent explicitement le statut de victime aux très nombreux autres hutus qui, sans avoir été des bourreaux, furent massacrés à titre de représailles et pour instaurer un climat de terreur. Des survivants hutus ont dit leur souffrance de se voir confisquer le droit à l’expression publique du deuil et de la douleur. En octobre 2000, fut organisé un sommet national sur l’unité et la réconciliation, il permit sans conteste un début de discussion. La question du droit au deuil pour tous, qui signifiait également exigence d’expression de toutes les vérités, fut ouvertement posée. Ainsi un participant hutu la formula-t-il : “ On ne le dit pas assez fort, mais le problème de la mémoire des Hutus est un préalable pour que les gens puissent s’asseoir ensemble et discuter sincèrement sur les vrais problèmes du pays, parce que tant qu’une seule partie de la population du Rwanda sera autorisée à pleurer ses morts, à crier sa détresse, sans que l’autre partie puisse faire son deuil, la réconciliation devra attendre. ”[82]

[1]. La population rwandaise est répartie en trois catégories sociales : les Hutus, les Tutsis et les Twas. Ces catégories, qui préexistaient à la colonisation, se transmettaient en filiation paternelle. Elles ont eu des implications sociales et politiques bien différentes selon les périodes historiques. La majorité des Rwandais était d’origine hutue. Les Twas constituait un ensemble ultra minoritaire : moins de 1% de la population.
[2]. Organisation de la diaspora tutsie, le FPR a déclenché la guerre contre le régime du général président Habyarimana le 1er octobre 1990 en attaquant depuis l’Ouganda voisin. Mené par Paul Kagamé, il a pris le pouvoir à Kigali en juillet 1994. Sa victoire a mis fin au génocide des Tutsis.
[3]. Selon les estimations de l’administration coloniale, 15% de la population rwandaise était d’origine tutsie.
[4]. Claudine Vidal, “ Situations ethniques au Rwanda ”, in Au cœur de l’ethnie, Jean-Loup Amselle, Élikia M’Bokolo, Paris, La Découverte, 1985 ; Sociologie des passions, Paris, Karthala, pp.19-83.
[5]. Il n’y eut pas d’élections mais une cooptation menée par le FPR. Le gouvernement, mis en place le 19 juillet, s’était fixé une durée limitée à cinq ans, et, dès janvier 1995, les nouvelles autorités rwandaises présentaient à des bailleurs de fonds potentiels un Programme de réconciliation nationale, de réhabilitation et de relance socio-économique. Cinq ans plus tard, qu’en était-il de ce Programme ? Le 8 février 1999, les autorités déclarèrent qu’elles maintenaient l’état d’exception et prolongeaient de quatre ans la période de transition.
[6]. Une liste sélective des rapports et des enquêtes publiés par la Commission des droits de l’homme de l’ONU et par des ONG internationales sur la politique de terreur menée au Rwanda par le FPR depuis 1994, a été publiée dans : Rony Brauman, Stephen Smith, Claudine Vidal, “ Politique de terreur et privilège d’impunité au Rwanda ”, Esprit, août-sept. 2000.
[7]. Abbé Modeste Mungwarareba : “ Lettre de Butare ”, décembre 1994.
[8]. Sylvie Umubyeyi, exprima la même plainte à un journaliste : “ Maintenant quand je visite Butare, j’ai de la peine, parce qu’il n’y a plus de vie pour moi. Si là où on a vécu, on ne trouve personne avec qui on bavardait, on s’attriste. […] Au centre-ville, je croise un grand nombre de visages nouveaux et je ne rencontre personne que je fréquentais autrefois. ” Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000, p. 217.
[9]. Il y eut également, organisées par des associations rwandaises et des associations locales, des cérémonies de commémoration en Belgique, en France, en Suisse, et dans d’autres pays.
[10]. Le Soir, 7 avril 1995, “ Paul Kagame. À propos de la sécurité et de la réconciliation au Rwanda ”, propos recueillis à Kigali par Colette Braeckman.
[11]. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document n°2 : “ Propositions concrètes pour le travail de deuil ”, 26 septembre 1994.
[12]. Ibid., document n° 3, 12 décembre 1994.
[13]. Kinyamateka, 6 avril 1995, reproduit dans Le Soir, 6 avril 1995.
[14]. Jean-Philippe Ceppi, “ Kigali livré à la fureur des tueurs hutus ”, Libération, 11 avril 1994. Renaud Girard, “ Rwanda : voyage sur la route de l’horreur ”, Le Figaro, 12 avril 1994. Jean Hélène, “ Le Rwanda à feu et à sang ”, Le Monde, 12 avril 1994. J.-P. Ceppi employait la notion de génocide pour qualifier les massacres.
[15]. Marc Le Pape, “ Des journalistes au Rwanda. L’histoire immédiate d’un génocide ”, Les Temps Modernes, Les politiques de la haine, Rwanda-Burundi, 1994-1995, 583, juill.-août 1995.
[16]. Reuters, “ Vatican Calls for Rwandan Peace Conference ”, 27 avril 1994.
[17]. Nations unies, Conseil économique et social - E/CN.4/1995/7-28 juin 1994, Commission des droits de l’homme - Rapport sur la situation des droits de l’homme au Rwanda ; rapport E/CN.4/1995/12 du 12 août 1994, rapport E/CN.4/1995/70 du 11 novembre 1994.
[18]. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda fut créé par une résolution du Conseil de Sécurité des Nations unies le 8 novembre 1994.
[19]. Walter Lequeur, Le terrifiant secret. La “ solution finale ” et l’information étouffée, Paris, Gallimard, 1981.
[20]. Human Rights Watch, Fédération internationale des droits de l’homme, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Paris, Karthala, 1999, p. 749.
[21]. La convention pour la prévention et la répression du crime de génocide a été adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1948 et est entrée en vigueur en 1951.
[22]. Sous la pression de la Belgique, des auteurs d’exactions à l’encontre des Tutsis furent arrêtés en 1961, mais ils furent libérés en 1962, après la proclamation de l’indépendance.
[23]. Selon Alphonse-Marie Nkubito, ministre de la Justice, il restait 195 magistrats sur 850 d’avant le 6 avril 1994. A.-M. Nkubito, “ Situation judiciaire au Rwanda ”, in Rwanda. Un génocide du XXe siècle, R. Verdier, E. Decaux, J.-P. Chrétien, eds, L’Harmattan, Paris, 1995, pp. 223-230.
[24]. Sur les ambiguïtés de l’action gouvernementale en matière judiciaire : Éric Gillet, “ Les juridictions nationales ”, in Rwanda. Un génocide du XXe siècle, op. cit., pp. 107-113.
[25]. En avril 1995, il restait 250 000 personnes regroupées dans des camps de déplacés au sud-ouest du pays. Depuis octobre 1994, les autorités souhaitaient les fermer.
[26]. Médecins sans Frontières, Rapport Kibeho, mai 1995, Amsterdam, Barcelone, Bruxelles, Genève, Paris ; Jean-Hervé Bradol, Anne Guibert, “ Le temps des assassins et l’espace humanitaire ”, Hérodote, 86/87, 1997, pp. 128-130.
[27]. “ Kibeho, la pire manière de crever l’abcès… ”, C. Braeckman, Le Soir, 24 avril 1995.
[28]. La conversion des Rwandais (et des Burundais) au catholicisme avait été massive. Mais ce succès quantitatif (unique en Afrique noire) fut une victoire plus politique que religieuse. Les autorités traditionnelles, ralliées à l’Église catholique, imposèrent la nouvelle religion. Il s’ensuivit que beaucoup de “ chrétiens ”, contraintss à un christianisme de façade, pratiquèrent clandestinement la religion de leurs ancêtres.
[29]. La quête des corps disparus et la demande de rapatriement des corps dans les caveaux familiaux fut aussi une expression du deuil, en France, après la première Guerre mondiale. Stéphane Audouin-Rouzeau, “ Corps perdus, corps retrouvés. Trois exemples de deuils de guerre ”, Annales, janv.-fév. 2000.
[30]. Jean-Marie Quéméner, Éric Bouvet, Femmes du Rwanda. Veuves du génocide, Paris, Catleya Éditions, 1999. Deux des femmes, rencontrées par les reporters, ont choisi d’être photographiées, l’une devant la tombe de son mari et de ses cinq enfants, tombes matérialisées par deux croix de ciment (page 25), l’autre dans une pièce de sa maison, où elle a enterré ses morts et fait construire des stèles (page 76). “ Ici, dans cette tombe, j’ai enterré mes enfants, mon mari, ma sœur et deux de mes frères. Dans celle-là, mon frère, celui qui habitait ici. Et là : sa femme. A côté, leur fils aîné. Là, au bout, c’est maman. ”
[31]. J. R., entretien à Butare, 25 octobre 1995.
[32]. Témoignage de Madame Annonciata Kavaruganda, Actes de la commémoration - memorial day – du génocide et des massacres politiques au Rwanda, Bruxelles, 7-8-9 avril 1995, Memorial Day, Ibuka-Mémoire et justice, C.R.D.D.R, Bruxelles, 1996, p. 25.
[33]. Diocèse de Butare, Publications pour la relance des activités pastorales, Document n°2 : “ Propositions concrètes pour le ‘‘travail de deuil’’ ”, sept. 1994.
[34]. Diocèse de Butare, ibid., Document n°11 : “ Travail de deuil. Inhumation en dignité dans le contexte de ‘‘Reconstruction-Réconciliation’’ au Rwanda ”, sept.-oct. 1995.
[35]. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) avait envoyé, au Rwanda, début août 1994, des enquêteurs pour étudier les conditions d’un retour le plus rapide possible des deux millions de réfugiés massés au Zaïre et en Tanzanie. La mission constata que l’armée du FPR avait commis, après la victoire, des tueries massives dans la population hutue. Robert Gersony, responsable de la mission, fit un rapport au HCR qui le transmit au Secrétaire général des Nations unies. Le “ Rapport Gersony ” ne fut pas rendu public. Cependant, il y eut des “ fuites ” auprès de la presse américaine qui en fit état. En avril 1996, le représentant du Rapporteur spécial sur le Rwanda de la Commission des droits de l’homme de l’ONU qui demandait au HCR communication du “ Rapport Gersony ” se fit répondre : “ Nous vous informons que le ‘‘Rapport Gersony’’ n’existe pas [souligné dans le texte] ”. Le fac-simile de cette lettre a été reproduit par Human Rights Watch, Fédération internationale des droits de l’homme, op. cit., p. 846.
[36]. Les circonscriptions territoriales du Rwanda sont les préfecture et les communes, ces dernières étant subdivisées en “ secteurs ”, comprenant des “ cellules ” regroupant une cinquantaine de familles.
[37]. Entretien avec N. L., Butare, 31 octobre 1995.
[38]. Selon un médecin légiste qui travaillait dans le cadre de la Commission d’enquête de l’ONU, la faible décomposition des cadavres s’expliquait par les conditions dans lesquelles ils avaient été enterrés.
[39]. Entretien avec un prêtre de Butare, 3 novembre 1995.
[40]. Il s’agit de Philip Gourevitch dont les reportages au Rwanda ont été rassemblés dans : We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families. Stories from Rwanda, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1998, édition reprise par Picador, London 1999. L’ouvrage a fait l’objet d’une traduction en français : Nous avons le plaisir de vous informer que demain, nous serons tués avec nos familles. Chroniques rwandaises, Denoël, Impacts, Paris, 1999.
[41]. P. Gourevitch, op. cit., édition française, p. 282, “ to spread the gospel of reconciliation through accountability ”, édition anglaise, p. 250.
[42]. P. Gourevitch, op. cit., p. 282. La cérémonie décrite se déroulait dans la préfecture de Gisenyi, durant l’été 1995.
[43]. Ces chiffres ont été donnés par un membre de la Commission Mémorial du génocide et des massacres au Rwanda et cités par Valérie Thorin, “ Au pays des mille souffrances ”, Jeune Afrique/L’intelligent, 15-28 août 2000.
[44]. Colette Braeckman, “ Pâques de deuil au Rwanda dans la mémoire du génocide ”, Le Soir, 9 avril 1996.
[45]. Conférence des Evêques catholiques du Rwanda, lettre du 12 février 1996, à Monsieur le Ministre du Travail et des Affaires sociales, ayant pour objet une “ requête relative au 7 avril 1996 ” et signée de Mgr Thaddée Ntihinyurwa, Vice-Président de la Conférence épiscopale.
[46]. CRAP, document n°4, 11-11-1994.
[47]. Ainsi, dans le document n° 8, édité pour Pâques 1995, la CRAP recommandait-elle : “ […] Il faut d’abord, simplement et silencieusement, se rendre aux côtés des plus pauvres. Déplacement mental et physique des plus rudes, mais qui doit induire une forte créativité. Car, du point de vue évangélique, c’est une mise en perspective de l’histoire ‘‘par le bon bout’’ : voir la situation des plus touchés, et recréer l’espérance à partir de leur souffrance. ”
[48]. Valérie Thorin, op. cit.
[49]. En 1996, dans son article sur la commémoration nationale du génocide, C. Braeckman (op. cit.) écrivait “ Des mains semblent encore griffer le sol, des bras se tendent vers les fenêtres, des jambes crispées disent la fuite, l’effroi, et les crânes fendus comme des coquilles d’œuf rappellent la force des machettes, l’intensité de la haine. ” Quatre ans plus tard, sur le mémorial de Murambi, Valérie Thorin (op. cit.) : “ Corps figés dans l’attitude où la mort les a surpris, la bouche ouverte sur un cri […] crânes fracassés, doigts brisés, membres disloqués. Les enfants sont les plus émouvants. L’un d’eux serre sur sa poitrine un morceau du tissu chamarré du pagne de sa mère. […] ” Dans ce même article, une photographie montre l’intérieur de l’église de Ntarama. En septembre 2000, le Post-Gazette consacrait un long reportage au Rwanda. Le premier chapitre consiste dans une description de plusieurs pages des deux églises-mémorial, accompagnée de photographies. L’auteur concluait : “ Comprendre pourquoi ces mémoriaux existent aide à savoir jusqu’à quel point sont arrivées les rivalités ethniques au Rwanda. ” Anita Srikamewaran, Martha Rial, Post-Gazette, 24 septembre 2000. Toujours sur ce registre, Bernard Doray, écrivait dans le Monde diplomatique de Juillet 2000 : “ Le génocide a laissé des traces indélébiles dans toutes les têtes. Ce qui se dit difficilement avec des mots résiste, par la réalité des ossements conservés et exposés, au négationnisme ou au simple désintérêt. ” Il existe de très nombreux et très répétitifs exemples médiatiques de ces représentations spectaculaires du génocide.
[50]. Trois membres espagnols de Médecins du Monde furent tués le 18 janvier 1997, un père canadien, qui vivait au Rwanda depuis 1962, fut assassiné le 2 février en pleine messe, et le 4 février, deux observateurs des Nations unies connurent le même sort.
[51]. Les événements de Kibilira ont été relatés par les enquêteurs de l’association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL). Ces derniers identifièrent 357 victimes, mais il y en eut plus car il leur fut difficile de décompter tous les enfants qui avaient été tués. Rapport sur les droits de l’homme au Rwanda, septembre 1991-septembre 1992, ADL, Kigali, décembre 1992, pp. 101-116. Une commission internationale, qui enquêta au Rwanda en janvier 1993, confirma les faits établis par l’ADL et ajouta des précisions sur le pogrom. Rapport de la Commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, (7-21 janvier 1993). Rapport final publié imultanément à Ouagadougou, à Washington, à Montréal et à Paris par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et d’autres associations en mars 1993.
[52]. D’autres Tutsis qui avaient réussi à fuir dans les communes voisines de Bulinga et de Nyakabanda, furent protégés leurs bourgmestres (Félicien Nyaminani pour la première et Straton Sibomana pour la seconde) qui s’opposèrent résolument aux poursuivants.
[53]. Dialogue, 197, mars-avril 1997, “ Carnet ” du 1er mars au 30 avril 1997, p. 114.
[54]. L’histoire des historiens professionnels n’est en aucune façon sollicitée dans ces représentations. Historienne du Rwanda précolonial, j’ai fait part de mes recherches sur ce que l’on pouvait savoir des relations entre Tutsis et Hutus devant un public d’étudiants et d’enseignants de l’Université nationale du Rwanda la première fois en 1972, et la seconde en 1995. À ces deux occasions, les contradicteurs furent nombreux à rejeter purement et simplement des résultats pourtant étayés par une critique des documents qui avait été précisément exposée. Pour étayer leurs propres représentations, celles de 1995 d’ailleurs diamétralement opposées à celles de 1972, ils invoquaient “ la tradition ”, une tradition qui n’avait rien à voir avec les “ sources ” des historiens, mais qu’ils paraissaient avoir naturellement héritée. Alors que peu de Rwandais ont composé des œuvres romanesques ou théâtrales, beaucoup, parmi ceux qui ont publié, ont en fait écrit sur l’histoire du Rwanda, sans d’ailleurs recourir aux travaux des historiens rwandais et occidentaux.
[55]. Sur la résistance à Bisesero, voir Human Rights Watch, Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme, op. cit., pp. 252-259. Finalement, les troupes françaises de l’opération Turquoise, sous mandat de l’ONU (22 juin-21 août 1994), brisèrent l’encerclement de Bisesero, mais leurs hésitations durèrent plusieurs jours et il en résulta des morts supplémentaires. Sur cet épisode qui suscita beaucoup de controverses, voir dans le même ouvrage, pp. 788-790.
[56]. IBUKA, Dictionnaire nominatif des victimes du génocide en préfecture de Kibuye, Kigali, 1999, Introduction non paginée.
[57]. Le déroulement de la cérémonie est relaté par Emmanuel Goujon, “ Hommage aux résistants de Bisesero pour le 4ème anniversaire du génocide rwandais ”, AFP, 7 avril 1998.
[58]. UN OCHA Integrated Regional Information Network for Central and Eastern Africa (IRIN-CEA), n°392, 8 avril 1998, ReliefWeb, http://wwwnotes.reliefweb.int/
[59]. “ The international community, together with nations in Africa, must bear its share of responsability for this tragedy, as well. We did not act quickly enough after the killing began. […] We did not immediately call these crimes by their rightful name : genocide. ” Text of Clinton’s Rwandan Adress, Associated Press, March 25, 1998. The Washington Post.
[60]. AFP, “ Génocide rwandais : la communauté internationale à l’heure du repentir ”, 25 mars 1998.
[61]. L’ADL, dans un communiqué du 24 avril 1998, prévenait les autorités : “ Ces exécutions publiques qui semblent avoir pour motivation d’apaiser certains esprits risquent de produire des effets contraires à ceux escomptés. ” Dialogue, 203, mars-avril 1998, “ Carnet ”, p. 135.
[62]. Ibuka, n°2, mai 1998.
[63]. Les pays, officiellement ou officieusement belligérants au Congo, sont l’Angola, le Burundi, la Namibie, l’Ouganda, le Rwanda, le Zimbabwe.
[64]. Le régime précédent avait découpé le territoire, au dessous du niveau des communes, en secteurs, puis en cellules (en moyenne 50 familles). Le nouveau régime ajouta les nyumbakumi, groupes d’une dizaine de foyers. Les autorités territoriales supérieures, soit les préfets et les bourgmestres, étaient nommées par le pouvoir. Les élections des dirigeants de cellules et de secteurs, qui ont eu lieu en mars 1999, se déroulèrent de la manière suivante : les candidats n’avaient pas eu le droit de de faire une campagne publique ni de se présenter comme membre d’un parti ; les électeurs devaient se placer en file indienne derrière les candidats de leur choix.
[65]. Ce discours a été intégralement repris dans le journal Kinyamateka, n°1513, avril, 1999.
[66]. L’Agence Rwandaise d’Information (ARI), dans un communiqué du 8 avril 1999, ouvrait en effet la voie à de nouvelles accusations. Le communiqué rapportait que selon un témoin anonyme, membre du clergé, “ Mgr Misago et Mgr Thaddée Ntihinyurwa, Archevêque de Kigali, seraient allés régulièrement aux réunions du gouvernement intérimaire de Gisenyi [nda : gouvernement mis en place après le 6 avril 1994 et dont les principaux responsables furent les organisateurs du génocide] et que ce voyage se faisait par des hélicoptères de l’armée française qui se trouvaient dans la zone Turquoise. ” L’évêque de Gikongoro fut effectivement arrêté, le 14 avril 1999, sous l’inculpation de génocide. Le procès fut ouvert le 20 août de la même année et se termina le 15 juin 2000 par l’acquittement pur et simple de l’accusé, le tribunal ayant estimé que l’accusation n’avait pas fourni de preuves impliquant l’évêque dans le génocide.
[67]. Le Mouvement Démocratique et Républicain fut créé en 1991. C’était le plus important parti d’opposition hutue au régime du Président Habyarimana. Son président, Faustin Twagiramungu, fut Premier Ministre du gouvernement de juillet 1994, il démissionna et quitta le Rwanda. Bonaventure Ubalijoro remplaça ce dernier à la tête du MDR jusqu’à ce que le nouveau premier Ministre, Pierre-Célestin Rwigema, lui reprenne la direction du MDR. Il reste qu’à certains égards, ce parti était héritier de l’ancien parti unique lié à la première République, le Parmehutu (Parti du mouvement de l’émancipation hutu) si bien que ses notables pouvaient toujours encourir l’accusation de propager la haine à l’égard des Tutsis.
[68]. André Nkeramugaba mourut en prison. Bonaventure Ubalijoro fut remis en liberté en avril 2000 : rien n’avait pu être prouvé contre lui. Quant au Président de la République, Pasteur Bizimungu, il avait été connu en 1973 comme l’un des étudiants hutus les plus virulents des “ Comités de salut public ”, comités qui réclamaient l’exclusion des Tutsis de l’Université, étudiants et enseignants, des postes de fonctionnaires qu’ils occupaient dans les ministères et dans les entreprises publiques. Considéré comme un proche du Président Habyarimana, il se brouilla cependant avec lui et rejoignit, en août 1990, les rangs du FPR en Ouganda.
[69]. Des personnalités de premier plan se livraient à des déclarations publiques qui revenaient à globaliser la culpabilité des Rwandais hutus. Ainsi, le 3 mars 1999, devant un parterre de représentants d’ONG, à l’Université libre de Bruxelles, l’ambassadeur du Rwanda en Belgique a soutenu qu’il y aurait eu deux millions de “ génocideurs ”, autant dire tous les hommes adultes.
[70]. Le MDR s’exécuta le 10 avril et demanda “ pardon à tous les Rwandais pour les enseignements divisionnistes diffusés par certains de ses dirigeants qui les ont entraîné dans le génocide et les massacres. ” AFP, Kigali, 17 avril 1999.
[71]. Discours du président d’Ibuka aux cérémonies de présentation du Dictionnaire Nominatif des Victimes du génocide en Préfecture de Kibuye. Texte sans date, transmis aux agences de presse.
[72]. “ […] la rébellion contre Kabila a été soutenue comme nous le ferions pour quiconque nous rassurerait d’œuvrer pour notre sécurité. ” Dialogue, 212, sept-oct. 1999, “ Revue de presse ” pp. 78-79.
[73]. Joseph Sebarenzi était d’origine tutsie, Pierre-Célestin Rwigema d’origine hutue. L’un et l’autre dûrent prendre la fuite.
[74]. Cette lettre, en kinyarwanda sous le titre Ndarega (J’accuse), fut traduite, avec l’accord de son auteur, en anglais et en français, sous le titre, pour cette dernière langue, de “ Déclaration sur l'attentat contre l'avion dans lequel les présidents Habyalimana du Rwanda et Ntaryamira du Burundi trouvèrent la mort le 06 avril 1994. ” The International Strategic Studies Association, 21 avril 2000, Web Site : www.StrategicStudies.org.
[75]. “ Les âmes mortes errent toujours à Nyamirambo ”, Colette Braeckman, Le Soir, 6 avril 2000.
[76]. “ De vraies sépultures pour les morts rwandais ”, AFP, 7 avril 2000.
[77]. Entretien, Bruxelles, octobre 2000.
[78]. “ La Belgique demande pardon pour le génocide, le Rwanda s’en félicite ”, AFP, 7 avril 2000.
[79]. “ L’ONU admet avoir failli au Rwanda ”, AFP, 16 décembre 1999.
[80]. “ Au nom de mon pays, je vous demande pardon ”, Colette Braeckman, Le Soir, 8 avril 2000. De fait, un Fonds d’aide aux rescapés ne fut créé qu’en 1998 : ce n’était apparemment pas une priorité.
[81]. R. M., 10 novembre 2000, Bruxelles. Lettre à l’auteur.
[82]. “ Sommet sur la réconciliation : un premier pas concluant mais prudent ”, AFP, Kigali, 20 octobre 2000.

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